Piano. Evolution de la technique instrumentale. Chapitre 4

Pédagogie du piano, une évolution marquée par la physiologie

Immobilité du corps et articulation outrancière des doigts

Lorsque l’on retourne à l’époque de Mozart, l’archétype du pianiste est alors un claveciniste qui reporte sa technique et son jeu sur un pianoforte. Le buste est immobile ainsi que les épaules et les bras. La main aborde le clavier de haut, car il est courant de s’asseoir sur des sièges élevés. Pour compenser cette rigidité, les doigts doivent s’articuler avec exagération de manière à enfoncer chaque note avec succès.
L’opposition entre l’immobilité du corps et l’articulation outrancière des doigts a même perduré jusqu’à la moitié de notre siècle. Quant aux doigtés utilisés, les manuscrits du XVIIIe siècle révèlent que les clavecinistes n’utilisaient pas souvent le pouce et l’auriculaire. Les gammes se font avec les 2e, 3e et 4e doigts, grâce à des passages de doigts réalisables sur un clavecin, mais périlleux sur un pianoforte du fait de la plus grande résistance du clavier à l’enfoncement des touches.

Tout doit viser à combattre "la vieille école de la raideur

De l’évolution de la technique, c’est le pédagogue allemand Deppe (1828-1890) qui, l’un des premiers, a tenté de dégager et de codifier les lois, d’abord celle de la pesanteur qui semble régir actuellement, on peut dire sans exception ou à peu près, toutes les théories.
Il est connu surtout comme l’initiateur d’une méthode ayant pour but d’acquérir une égalité parfaite, par la plénitude de la sonorité, et le contrôle minutieux, au cours des exercices, des moindres mouvements musculaires. Il importe, d’après lui, de faire usage d’un siège plus bas qu’on ne le recommande généralement. L’attaque doit toujours être préparée, les doigts au-dessus de la touche qu’ils vont frapper, et guidée par la main dont l’action est inséparable, non seulement de celle de l’épaule, qui en est en réalité l’origine, mais du buste tout entier. Tout doit viser à combattre "la vieille école de la raideur", notamment dans le jeu des accords sur lesquels la main et le bras s’affaisseront pour ainsi dire, le poignet s’abaissant après l’attaque. La position basse, en contraignant les muscles du dos et du bras à coopérer, prévient une dépense de forces superflue.

Comme Deppe, Leschetizky préconise l’usage d’un siège bas. Les doigts, aussi profondément enfoncés que possible ne quitteront pas la touche. Le poignet doit être d’une extrême souplesse et se relever vivement, comme si l’on jouait sur un clavier brûlant, le bras intervenant dans la force. Ce pédagogue conseillait de travailler très lentement et citait souvent cette parole de Liszt : "tu ne sais pas assez bien ce morceau pour le jouer lentement…"
Quant au jeu de Liszt et Chopin, le creux de la main commande tous les mouvements. La tension dans le dos, les épaules ou les bras, est rigoureusement subordonnée aux centres sensibles de la main.

L’analyse scientifique de la technique pianistique

D’autre part, c’est en se fondant sur "une base scientifique", et par une analyse expérimentale de la sensibilité tactile, que Marie Jaël se propose de réformer l’enseignement musical. Il y a, entre la peau et les centres nerveux, une liaison telle que l’exécutant doit apprendre à connaître la topographie de ses pulpes. Par la prise et l’examen des empreintes du toucher et la localisation des contacts, les pianistes peuvent perfectionner leur jeu, rectifier les mauvaises positions et les contacts défectueux. C’est ainsi que, par les moyens de cette anthropométrie pianistique, les attaques suspectes seront dénoncées.

Les erreurs physiologiques et la transformation moderne du piano

C’est également sur un fondement scientifique que M. Steinhausen a édifié les erreurs physiologiques et la transformation moderne du piano : "Tout le charme de la technique moderne consiste dans le raffinement du tact musculaire obtenu par le détachement et l’affranchissement de tous les muscles du corps en exercice afin de développer et d’épouser leur forme isolément". La technique employée jusqu’alors, dite "des petits marteaux", produit un son maigre, un jeu saccadé et mièvre. Elle fatigue les muscles digitaux de flexion. Les maladies des pianistes ont ainsi leur siège au dos de la main ou à la partie de l’avant-bras où réside la tension. C’est, d’ailleurs, une erreur que de jouer sur l’instrument sans faire de musique. Le clavier muet doit être proscrit. Et, c’est une erreur encore trop répandue, que de séparer l’élément technique de l’élément intellectuel, et d’accepter la domination de la mécanique sans âme sur l’élément artistique musical. Les méthodes anciennes, ajoute Steinhausen, ne sont pas d’accord avec les lois des mouvements. Le premier pas pour s’affranchir du travail musculaire a été fait avec la chute libre et Deppe, son maître. Il met en lumière le rôle de la rotation de l’avant-bras, et non seulement du poignet, qui lui paraît destinée à remplacer la technique anti-naturelle de l’usage de doigts comme petits marteaux.

Développer le sens auditif

Quant à la méthode de Leimer, elle se différencie des autres par le développement intensif du sens auditif. En y ajoutant la relaxation, on doit résoudre facilement les problèmes techniques les plus ardus. Elle peut en définitive se résumer dans ces quelques commandements : tenue naturelle des doigts et des bras comme pendant la marche ; détente consciente des muscles, sans mouvement de désarticulation ; maximum de tranquillité de la main, du bras et du doigt, avant la formation du son, pour l’obtention d’un toucher conscient et répondant à toutes les exigences ; utilisation de tous les touchers possibles ; formation de la mémoire par la flexion ; développement de la technique et de l’exécution par la représentation intérieure ; naturel de l’interprétation par la stricte obéissance aux annotations.

Les principes rationnels de la technique pianistiques

Dans les Principes rationnels de la technique pianistique, Alfred Cortot offre un commentaire raisonné accompagnant le précepte et l’exemple inclus dans un plan de travail journalier, avec des échappées sur l’histoire, l’esthétique, l’expression musicale dont l’attrait tempère la sévérité de la scolastique. Notons l’importance qu’il accorde à la technique du poignet qui jouait dans l’exécution de Liszt un rôle prépondérant.


La technique pianistique, un ensemble de capacités à développer

Quant à Blanche Selva, elle nous donne avec son ouvrage L’enseignement musical de la technique du piano, un monument de la pédagogie dont chaque partie est un microcosme : le rôle du tact musculaire, son affinement par l’imagination ; l’acquisition mentale des empreintes, c’est-à-dire ici, les sens des intervalles et des espaces avec leur diversité ; l’ordonnance des éléments du jeu ; la décomposition des mouvements ; l’orientation du geste pianistique ; les exercices de chute et de déconcentration ; les dissociations corporelles diverses en vue des superpositions musicales ; le mécanisme de la respiration ; une étude approfondie du rythme ; le travail des silences ; l’exécution de la polyphonie, l’interprétation en général et l’absolue fidélité à l’esprit du texte : en somme, la seule énonciation de ce sommaire, incomplet sans doute, le caractérise plus éloquemment que toute considération.

Le travail spécial de la basse

Avec Saint-Saëns, Isidore Philipp estime que le travail spécial de la basse, dont tout dépend, qui n’est jamais suffisamment sûr ni ferme, est d’une importance essentielle. Enfin, détail pittoresque, il n’importerait pas moins de surveiller son régime. Le croisement des mains que I. Philipp recommande comme un excellent exercice de technique, est, on le sait, fréquemment employé par Scarlatti. Mais celui-ci dut y renoncer dans sa vieillesse, un embonpoint exagéré ralentissait et gênait ses mouvements. Ses dernières pièces sont d’une exécution moins difficiles. A quoi tient l’évolution d’un style !

L’évolution physiologique de la technique pianistique

Finalement, de ces systèmes, les différences ne sont point irréductibles, si l’on veut bien se garder de l’absolu et faire à chacun sa part. Sans doute s’accordent-ils sur cette conviction que la pratique impose à la longue la nécessité d’une prise de conscience, l’application de l’intelligence au moindre effort, et la connaissance de soi-même, de ses faiblesses et le courage d’y remédier.

Ainsi, on pourrait noter qu’aujourd’hui, après avoir subi toutes ces évolutions : facture instrumentale, écriture pianistique et pédagogie, le jeu du pianiste est arrivé à une conception quasi universelle.

En effet, grâce aux progrès de la science, la connaissance de l’homme s’est considérablement enrichie. Par ailleurs, un perfectionnement de la technologie instrumentale acquis depuis déjà quelques dizaines d’années permet la maîtrise du piano.
De ce fait, la technique pianistique, indépendamment de l’histoire de l’écriture musicale contemporaine en constante évolution, est de plus en plus attentive à l’aspect du respect physiologique de la main et de l’ensemble du corps d’ailleurs.
Ainsi, la majorité des pianistes d’aujourd’hui, interprètes et pédagogues, s’intéressent à une préparation posturale visant à utiliser au mieux le corps pour améliorer la performance musicale ; comme l’avaient déjà pressenti Chopin et Liszt à leur époque.

Nous citerons le pianiste Heinrich Neuhaus pour introduire le chapitre suivant : "La liberté physique motrice, au piano, va de pair avec la liberté musicale spirituelle. Un pianiste dont l’interprétation sera crispée ou hystérique aura un appareil moteur du même modèle. Les composants principaux de la musique, rythme et son, seront obligatoirement faussés."

Rédaction. Marc Papillon, Clinique du Musicien, Catherine Bros, professeur de piano.
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