Passion du jeu par Remy de Gourmont

Le tricheur Georges de LA TOUR(1593-1652)

Depuis qu’il y a des littératures, et cela remonte déjà à un nombre respectable de siècles, on a raisonné et déraisonné sur l’amour du jeu. Il est donc difficile de trouver du nouveau à propos de ces passions. Si quelqu’un le tente, avec une apparence de succès, il faudra lui en tenir compte et examiner avec soin la valeur de son apport. Aujourd’hui, il s’agit du jeu, dont MM. Danville et Sollier viennent d’étudier quelques cas extrêmes [1]. Le jeu est partout et comporte tous les degrés. Nous voyons jouer presque tous les animaux, j’entends le jeu qui se termine par la victoire ou la défaite. Le cheval prend réellement part aux courses, où il semble qu’il ne soit qu’un instrument ; des courses de chevaux sans cavaliers, comme cela se pratique peut-être à Rome, montrent cela très nettement. Dans ce cas, ils manifestent même de véritables âmes de jockeys, bousculant leurs concurrents, leur coupant la route. Cela se passe encore ainsi dans les courses de lévriers, maintenant à la mode en Angleterre, avec en plus, le coup de dent comminatoire. Le chien vulgaire, surtout quand il est jeune, aime les parties de jeu ; il sait fort bien se plier aux règles, les invente parfois lui-même et tient beaucoup à gagner son tour. Les enfants mettent souvent aux jeux une telle ardeur qu’il faut les surveiller ; de nerveuses petites filles y prennent parfois une véritable fièvre. Rien donc de plus normal que le jeu, et même dans ses excès. Les excès, cependant, où il pousse l’homme, dépassent la mesure, car l’intelligence a fait de l’animal humain un être qui dépasse sans cesse la mesure : c’est la caractéristique de son génie.
Le jeu tel que l’homme le pratique est une passion où se mêlent les éléments les plus divers et les plus contradictoires. Voici quatre personnes autour d’une table de jeu et chacune d’elles en manipulant les cartes, obéit peut-être à un mobile différent. La première veut tout simplement gagner pour gagner, sans arrière-pensée ; la seconde cherche dans le jeu le plaisir également désintéressé de l’aventure ; la troisième n’y voit qu’une excitation agréable analogue à celle que procure le vin ; la quatrième, enfin, n’est mue que par l’espoir du gain. Quoi que l’on croie généralement, surtout lorsque l’on n’est pas joueur, ce dernier mobile n’est pas généralement, surtout lorsqu’on est pas joueur, ce dernier mobile n’est pas beaucoup plus fréquent que les autres. Enfin, le jeu ne sera souvent qu’une distraction, un passe-temps, la ressource de personnes qui n’ont rien à se dire. Dans ce cas, l’élément émotif disparaît presque entièrement ; le jeu ne mérite presque plus son nom.
Je crois fort juste de considérer dans beaucoup de cas le jeu comme un simple mode d’excitation, analogue au tabac, avec lesquels il est d’ailleurs fréquemment associé. Il n’est jamais, même en ce dernier cas, tout à fait dénué d’espoir de gain, et on peut dire d’une manière générale que, s’il y a, dans chaque joueur, un mobile prédominant, il participe encore, plus ou moins, à tous les autres. Le joueur est rarement un être. Je parle du joueur passionné et non du vulgaire professionnel, dont le gain, obtenu par tous les moyens, est naturellement le seul et unique but.
Le joueur le plus curieux est celui pour qui le jeu est une sorte de besoin vital. Content de gagner, ik n’est pas extrêmement contristé par la perte, et même n’est pas toujours sans y trouver une âpre émotion. On peut le comparer à ces amoureux qui, heureux d’être aimés, éprouvent aussi à être bafoués un certain plaisir douloureux. C’est de l’amour triste, mais c’est encore de l’amour, et cela vaut mieux que rien pour ces fanatiques de l’émotion. Chez certains sujets, ce besoin d’émotion est si violent qu’il veut se satisfaire malgré tous les obstacles, en dépit de toutes les souffrances. Tel joueur ne prend réellement conscience de lui-même qu’au centre de la partie du jeu. C’est à ce moment qu’il se réveille. Le reste de sa vie n’est que somnambulisme. D’autres, au contraire, ont assez de ressort pour mener une existence en partie double : la moitié des heures au jeu, l’autre aux affaires normales. Tel, cet auteur dramatique qui, pendant les mêmes années, se ruina au jeu et acquit la célébrité par plusieurs succès :
Il ne lui restait plus que quelques billets de mille francs à la place de plusieurs centaines, quand une nuit, au poker, il eut une suite de gains énormes. Il les employa à fonder une écurie de courses. A ce moment, il jouait donc simultanément au cercle et sur les hippodromes. Or, pendant ce temps, il composa et depuis il a continué d’écrire de nombreuses pièces, affirmant un talent que lui reconnut volontiers la critique, une lucidité d’esprit applaudie par le public, un art persistant dont la faveur lui permet aujourd’hui encore de réparer les pertes que le jeu occasionne à ce passionné impénitent.
Après cela, on tombe dans la pathologie pure et simple. Il y a, et c’est la partie neuve de l’étude que j’ai signalée, des crises de manie du jeu analogues à des crises d’hystérie, d’épilepsie ou d’automatisme ambulatoire. Le malade, un beau jour, se met à jouer, comme il entrerait en convulsions, et il joue tant que dure son excitation maniaque. Naturellement, en de telles circonstances, il perd tout ce qui veut, comme disent les joueurs. Un partenaire de ce genre est une bonne fortune pour les habitués du cercle où il s’échoue. Mais il s’agit là, heureusement, d’accidents forts rares. On peut même se demander si ces sortes de crises ont des rapports nécessaires avec la passion du jeu. Il semble plutôt que le jeu n’y joue qu’un rôle de hasard et qu’elles auraient fort bien pu s’exercer sur n’importe quelle autre manière. Le jeu, pour ces variétés d’épileptiqués, n’aurait été qu’un dérivatif. [2]
Remy de Gourmont

Bibliographie

[1] (Dans la revue philosophique, 1908)
[2] Remy de Gourmont, La culture des idées,2008, Ed. Robert Lafon


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