Succès

Il est difficile de dire à quoi tient le succès au théâtre, et les plus experts s’y trompent lourdement. On a vu telle pièce, sur laquelle un théâtre fondait les plus grandes espérances, tomber tout à plat devant le public ou se traîner languissamment pendant quelques soirées, tandis que telle autre, montée à contre-cœur et seulement pour obéir à des engagements pris, faisait accourir la foule pendant des mois entiers. Toutefois, on est un peu trop porté à croire aujourd’hui que les grands succès sont de date récente, et que jadis la carrière des ouvrages dramatiques était très limitée. Rien n’est moins exact, et les preuves abondent à ce sujet. Une des premières tragédies de Thomas Corneille, Timocrate, représentée au théâtre du Marais en 1656, fit littéralement courir tout Paris, et son succès fut tel que les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne se mirent à la jouer concurremment avec leurs confrères ; et cette concurrence en arrêta si peu la vogue que, au dire d’un chroniqueur, les acteurs du Marais, après avoir joué Timocrate 80 fois, « craignant d’oublier leurs autres rôles, supplièrent le public de leur permettre de le retirer. » Une autre pièce de Thomas Corneille, la Devineresse, faite par lui en société avec de Visé, n’eut pas un sort moins heureux. « Cette comédie, dit de Léris, eut un succès extraordinaire, ayant été jouée pendant cinq mois, ce qui n’était pas encore jouée pendant cinq mois, ce qui n’était pas encore arrivé à aucune pièce sans machines. Elle fut représentée 47 fois de suite, sans intermission d’aucune autre pièce, et les 18 premières furent au double. » _ On sait qu’entre toutes les pièces de Molière, Tartuffe obtint un succès colossal, et l’on en peut dire autant de notre premier opéra français, Pomone (de Perrin et Cambert), qui représenté pour la première fois en mars 1671, fut joué sans interruption pendant huit mois entiers et rapporta 120,000 livres de bénéfice. Lorsque parut à la Comédie-Italienne la Servante maîtresse de Pergolèse, elle obtint plus de 200 représentations, et il en fut de même, en 1762, d’un opéra-comique de Sedaine et Monsigny, le Roi et le Fermier, dont Desboulmiers parlait ainsi : « A qui que l’on doive attribuer le succès de cette pièce, on ne peut pas disconvenir qu’on n’en a jamais vu de pareil sur aucun théâtre. Elle a eu plus de deux cents représentations, et les comédiens assurent qu’elle a valu plus de vingt mille francs à Messieurs Sedaine et Monsigny. »
Telle pièce aujourd’hui, surtout dans le genre de l’opérette ou de la féerie, chiffre son succès par un total de quatre, cinq et six cents représentations, comme on l’a vu avec la Fille de Madame Angot et les Cloches de Corneville ; cela n’est pas plus extraordinaire, avec les deux millions et demi d’habitants que possède aujourd’hui Paris, que les deux cents soirées du Roi et le Fermier à une époque où il en comptait à peine 600,000 et où les coches tenaient lieu de chemins de fer.
Certains succès sont devenus légendaires au théâtre par leur étonnante continuité, et par ce fait que les pièces qui en sont l’objet exercent toujours, après trente, quarante, cinquante ans même, la même influence et la même attraction sur le public. Pour quelques-unes, cela semble tenir du prodige. La Dame blanche a atteint le chiffre fantastique de 1,500 représentations ; le Pré aux clercs est à 1,300 environ ; la Tour de Nesle, les Pilules du Diable sont à leur douze centième ; le Domino noir a dépassé 800, les Huguenots sont à plus de 700, et l’on pourrait citer plusieurs autres ouvrages dans le même cas.
Dictionnaire pittoresque et historique du théâtre d‘Arthur Pougin, 1885


 

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