Se suicider

Réquisitoire et justification du mot Se suicider par la grammaire

Ne négligeons pas d’observer comme l’histoire des mots suit et représente l’histoire des mœurs. Plus de cinquante suicides en 1764 ! C’est presque cinq par mois. Le mot devenait indispensable. Aussi fut-il admis sans difficulté.

Depuis ce tems la proportion des morts volontaires s’est considérablement accrue. C’est peu quand le journal de chaque  n’en rapporte qu’une. Le verbe se suicider réclame ses lettres de grande naturalisation.

Je ne dis pas qu’il faille les lui accorder, je dirais même qu’il faudrait les lui refuser hautement, si en repoussant le mot nous pouvions faire reculer le fait.
Il n’en ait rien par malheur, et nous n’avons pour combattre la réception officielle du postulant que des raisons grammaticales. Voyez donc ces raisons. Nous discutons la théorie, le droit ; dans la pratique, on fera ce qu’on voudra.

Afin qu’on ne me soupçonne pas d’affaiblir ou de dissimuler les objections, je laisserai remplir l’office du ministère public à un écrivain qui, dans ces matières, n’est pas suspect de complaisance ni de faiblesse de caractère. M. Francis Wey, a dressé contre le verbe se suicider et les novateurs qui l’emploient un véritable acte d’accusation, dont les éléments sont tirés du fin fond de la syntaxe. Le voici, cela est sérieux comme un réquisitoire :

«  Se Suicider. On ne donne à un verbe un pronom que quand on a un régime à exprimer. Le mot suicide composé de sui, de soi) et de coedes (meurtre), porte en lui son régime, et ne peut donner lieu à un verbe qui n’aurait aucun régime possible.

En effet, on tue soi-même ou les autres (cela est incontestable) ; - l’action de tuer a pour objet une foule de sujets différents. Mais comme on ne saurait suicider autrui, on ne peut dire tu te suicides sans commettre un non-sens. Cela reviendrait à tu te tues soi. – Je me suiciderai, - Je me tuerai soi.

On ne saurait accepter non plus suicider, parce que ces deux mots latins, soudés et non pas même traduits, n’équivalent qu’à un verbe de forme impossible tel que tuer de soi. Ce verbe serait contraire à la logique de toutes les langues. – Il a suicidé pour il s’est tué est aussi grammatical que il a suibrûlé pour il s’est brûlé ; - il a égoïsté pour il s’est conduit en égoiste. Quant à l’emploi de se suicider, c’est comme si l’on prétendait trouver bon il s’est suibrûlé, il s’est égoïsté. D’ailleurs ce verbe à la première et à la seconde personne serait le plus grotesque du monde : je soitue, tu soitues … Les gazetiers du plus bas étage emploient seuls l’affreux verbe se suicider (1). »

Cette argumentation est grave : c’est, je crois, tout ce qu’on peut dire de plus fort contre le verbe se suicider. Surtout le dernier trait est d’une adresse qui semble tuer infailliblement l’expression condamnée, car il bravera pour l’employer le danger d’être déclaré ipso facto « un gazetier du plus bas étage » ?

Les humanités sont ainsi appelées, humaniores litteroe, parce qu’elles rendent plus poli. La grammaire est la base des humanités.

Mais si bon humaniste ou grammairien que puisse être M. Wey, je ne crois pas impossible de lui répondre.
Sa brillante tirade se résume en cette phrase, assez terne, je l’avoue : le pronom réfléchi de la troisième personne (suî) est enfermé dans le mot suicider ; par conséquent ce mot ne saurait être construit avec les pronoms de la première et de la seconde personne : suî exclut meî et tuî.

A la rigueur, la conclusion n’irait qu’à interdire je me suicide et tu te suicides, mais non il se suicide, car le conflit de pronoms ne se rencontre que dans les deux premières formes. La troisième n’offrirait tout au plus à reprendre qu’un pléonasme.

Mais j’irai plus loin, et je dirai que le conflit n’existe pas.

Attendu qu’un pronom, une prédisposition, entrant en composition d’un mot, abdiquent leur nature pour revêtir celle du mot où ils s’incorporent ; ils ne sauraient prétendre exercer encore du sein de ces mots les privilèges dont ils jouissaient à l’état libre, commander la même construction, gouverner le même cas, faire en un mot fonction de pronom ou de prédisposition et de verbe tout à la fois. La vertu du radical, en tant qu’élément de syntaxe, s’absorbe et disparaît dans la vertu du mot auquel il se donne. Et cela est si vrai, qu’en grec et en latin les verbes composés se construisent encore avec la préposition qu’ils renferment déjà, et même avec une préposition différente. Je donnerai des exemples analogues sans sortir du franàais.

Comme M. Wey, puisqu’il veut laisser aux éléments d’un verbe toute leur valeur et leur effet individuel comme souffre-t-il qu’on dise : Intervenir dans une affaire, auprès de quelqu’un ? C’est, selon lui, venir Entre DANS une affaire, venir ENTRE AUPRES de quelqu’un. – Intercéder pour un coupable, c’est marcher ENTRE POUR ce coupable. – S’abaisser sous le niveau commun, c’est se baisser A SOUS ce niveau. – S’enquérir de la vérité, c’est se chercher DANS DE la vérité. – Se conformer à la règle, c’est se former AVEC A la règle, etc. Quel jargon  quelles absurdités ! Il faut réformer la moitié de notre langue : à la bonne heure, réformons ; mais comment réformer aujourd’hui la langue d’Homère et celle de Virgile ?

M. Wey répondra peut-être que les exemples cités se composent avec une préposition, tandis que se suicider se compose avec un pronom ? Misérable subterfuge, puisque l’analogie n’est pas contestable ; mais il faut le contenter jusqu’au bout. Je vais prouver à M. Wey qu’avec sa doctrine, il ne lui est pas permis de dire lorsqu’on éternue : A vos souhaits, ni à un ami qu’il rencontre : Je vous souhaite le bonjour.

Souhait est composé des deux racines son hait. Son est le pronom possessif : hait est un substantif à peu près synonyme de gré, qui a formé les anciens mots haitier, deshaitier, mal dehait. La réunion a donné souhait par la mutation de l’n en u, comme nous disons couvent pour convent, moustier pour monstier de monasterium) ; mouton de l’italien montone ; Coutances de Constatia, et mille autres (1). Souhait littéralement veut dire son gré, son plaisir. Maintenant voyons le bel effet du pronom possessif de la troisième personne dans cette locution : A vos souhaits. Cela représente donc à vos SON-grès ? – Mon souhait représente mon SON-gré ? Quant à traduire mot à mot : Je vous souhaite le bonjour, - je me souhaite parmi vous, on peut en défier celui-là même qui a trouvé je soitue et il a suibrûlé.

Voilà où conduit directement la doctrine en vertu de laquelle on déclare absurde la locution se suicider. Il ne faut pas, dans cette locution, tenir plus de compte du pronom réfléchi qu’on n’en tient du pronom possessif dans souhait, souhaiter, ni de la préposition entre dans intervenir, ni de toute autre racine en tant qu’élément de syntaxe. Il en est de cela comme d’une poutre enfermée dans un massif de maçonnerie : elle le soutien ; on peut la deviner, mais on ne la voit pas.

Je sais nombre d’honnêtes gens que cette expression se suicider scandalise jusqu’à l’horreur et l’indignation ; c’est en leur faveur qu’on a essayé cette analyse. J’ouvre le Complément du Dictionnaire de l’Académie de MM. Didot, et j’y lis : - «  Se SUICIDER (néol.). barbarisme illogique et redondant qui signifierait se commettre le meurtre de soi-même. Il n’est indiqué ici que pour signaler la nécessité d’éviter cette expression que beaucoup de dictionnaires ont admise sans aucune observation. »

C’est toujours la même objection, la même erreur qui consiste à prétendre que les racines d’un mot doivent se construire entre elles comme les éléments d’une phrase ; et non-seulement se construire entre elle mais aussi concorder avec la syntaxe de la phrase de ce mot fait partie. A ces conditions-là, je ne crois pas qu’il existe dans aucune langue un seul mot composé qui ne s’emploie d’une manière illogique et barbare.

Comment ces logiciens si scrupuleux et si délicats osent-ils dire : Je me souviens, je me repens ? Est-il, en les décomposant, rien au monde de plus absurde ni de plus ridicule que ces façons de parler ? C’est  Il me souvient, il me repent, qu’il faut dire (subvenit mihi, me poenitet). – Ces verbes ne peuvent être qu’impersonnels, car que signifie cette forme réfléchie : Je souviens moi-même ou à moi-même ; je repens moi-même ? C’est bien pis que je me suicide, dont on peut rendre compte par l’effacement normal du pronom réfléchi, tandis qu’il n’y a pas d’analyse qui puisse rendre compte de : Je me repens de ma faute (2)

1. Je ne m’arrête pas à réfuter M. Paulin Paris qui tire souhait de subvota ( Chanson d’Antioche, I, p. 71). Il en vient comme grains (l’allemand grimm, sombre) de gravis caput, comme isnellement de igniter, et mustiaux (jambes et non lapins) de mustela.
2. Il est bien singulier de rencontre cette forme, évidemment vicieuse et contrefaite, dès l’origine de notre langue, et pour ainsi dire, dans son berceau.
« Deu se rependid que out fait rei Saül. » Et la glose marginale : - « Deus ne se puet pas repentir de chose qu’il face. » (Traduit du Livre des Rois, p. 54.)
« Pur ço que Deus se rependid que fait l’aveit rei sur Israël. » (Ibid., 57.)
« Il (Dieu) n’est pas huem (homme) ki se repente. » (Ibid, 57)
On rencontre aussi la forme impersonnelle, mais beaucoup plus rare :
« Ore m’en repent dit le Seigneur) que fait ai Saül rei sur Israël. » (Rois, p. 54.)
Ce qui est encore plus étrange, c’est de trouver se repentir dans le fragment d’homélie sur Jonas qui est probablement du X° siècle, sinon plus ancien. – Voyez le fac-simile du fragment de Valenciennes, ligne 50, à la suite du Roland et la note page 482.

L’usage  direz-vous. L’usage est le souverain maître et parfois le tyran des langues. J’y consens, et il faut bien que j’y consente. Mais alors laissez l’usage libre de se prononcer pour ou contre se suicider, et ne venez point paralyser ses tendances par les arguments d’une fausse logique.

Ceux qui se préoccupent tant du radical suî dans se suicider, savent trop de latin et pas assez de grammaire.

J’ai beau me tâter et m’examiner, tourner et retourner la question sous toutes ses faces, du moment que je me place en dehors du dogme académique et de la foi du charbonnier, ma raison ne parvient pas à se trouver choquée du verbe se suicider : elle le serait bien plutôt des raisonnements par lesquels on prétend l’exclure à jamais.

Voyons donc ce que Montesquieu a gagné de n’avoir pas à sa disposition suicide et se suicider. Pour le substantif il dit : La mort volontaire ; l’homicide de soi-même. – Pour l’adjectif  Ceux qui se tuent eux-mêmes. – Pour le verbe  Se tuer ; se donner la mort ; se faire mourir ; se tuer soi-même (expression que je recommande aux ennemis du pléonasme). Franchement n’eût-il pas été bien plus commode de pouvoir s’en tirer avec deux mots de trois syllabes chacun  Le langage est déjà si lent à suivre la pensée ! à quoi bon alourdir encore et entraver sa marche ?

On recevra ce verbe ou on ne le recevra pas, peu m’importe ; mais je tenais à montrer que si l’on continue à l’exclure, ce sera en vertu du droit du plus fort et non pas en vertu de la logique ni des usages de la grammaire.

F. Génin Récréations Philologiques ou Recueil de Notes pour servir à l’histoire des mots de la langue française Paris Chamerot, Libraire-Editeur, 1858

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