Récitation

Réciter au théâtre

Du latin recitatio

Action de dire par cœur, raconter. Pris en mauvais part, le mot récitation annonce un acteur jouant son rôle machinalement, c’est-à-dire répétant les mots qu’il a retenus. Il ne faut mettre ni emphase, ni cadence dans la manière de réciter les vers. Il ne faut pas non plus d’affectation en récitant un ou plusieurs vers, parce qu’ils présentent une pensée sublime ; pour la saisir, le spectateur, n’a pas besoin de cette espèce d’avertissement qui ne tient jamais à l’esprit du rôle. Il y a dans la récitation, ainsi que dans la musique, une espèce de marche et de mesure naturelles qu’un certain tact fait toujours observer.

Un des principaux obstacles qui nuisent à la vérité de la récitation, c’est l’habitude qu’on certains acteurs de forcer leur voix. Dès qu’on ne parle pas avec son ton naturel, on ne peut pas jouer avec vérité ; et si l’on a quelque imperfection dans l’organe, elle devient encore plus sensible. Dans la tragédie, une des premières lois pour l’acteur, c’est d’oublier le rythme dans lequel ces sortes d’ouvrages sont composés ; mais il est un art de lier les vers qui n’ôte rien à leur beauté.

Il est des choses que le goût indique et sur lesquelles il est impossible d’établir des règles. Il en est de la récitation théâtrale à peu près comme de l’expression dans le discours. Quoiqu’il y ait autant de différents styles qu’il y a de sortes vraiment bonne pour exprimer chaque pensée. Il n’y a de même qu’une manière de bien dire, de bien réciter ; qu’une vérité dans la façon de rendre chaque personnage. L’heureux choix d’expressions constitue l’excellence du style dans un écrivain : le choix d’une récitation vraie et naturelle constitue, en parti le talent théâtral, et fait souvent la différence d’un bon à un médiocre comédien. Or comme il n’est point de synonymes parfaits dans l’un, il n’y a pas, non plus, d’égalité parfaite dans l’autre. Pour en faire l’épreuve, qu’on prenne tel morceau qu’on voudra, soit d’une tragédie, soit d’une comédie : qu’on le récite, ou qu’on le fasse réciter de dix façons et par dix personnes différentes, on verra si, dans le nombre, il n’y a pas un choix à faire de la meilleure de ces façons, par préférence aux neuf autres ? Un comédien vraiment intelligent note, pour ainsi dire, son rôle. A la première vue, il saura saisir et deviner la diction, le naturel, or, tous les tons vrais d’un personnage, suivant l’intention précise de l’acteur, mais à peu de chose près, il les répétera exactement, de même à trente reprises différentes.

Vingt acteurs de la même capacité ne diront guère différemment les uns des autres ; au point que ceux qui, de nos jours, jouent très-bien l’Avare, les Misanthropes, ou autres rôles, ne les dit vraisemblablement pas autrement que Molière ne les disait lui-même. S’il y a de la différence, elle ne peut consister que dans l’organe, dans l’extérieur et dans le plus ou le moins des autres qualités de la nature ; mais point du tout dans la diction, qui n’a pu être que la meilleure possible, c’est-à-dire la plus approchante de la vérité, et de l’idée de l’auteur.

A l’égard des nuances, de la façon de lier les vers, des finesses, des silences et autres secrets de l’art, c’est une affaire qui dépend du temps, du travail, d’une longue recherche, et des leçons d’un bon maître. « Mais, dira-t-on, » c’est vouloir fondre toutes les manières de réciter en une seule, et priver la représentation des pièces de cette variété heureuse, que la nature a mise dans les talents. » - Cette uniformité prétendue n’est point à craindre, si l’on considère que c’est la différence des personnages de leurs sentiments de leur langage des personnages, de leurs sentiments, de leur langage, des situations, des caractères, etc., qui constitue la différence de toutes les façons de réciter. Le discours n’étant que l’image de la pensée, et la récitation une suite de l’un et de l’autre, il y verra autant de variété à proportion dans celle-ci, qu’il y en aura dans les deux autres ; les causes étant variées, le débit, qui n’en est que l’effet, ne peut manquer de l’être ; et puisqu’on ne cherche point à changer les pensées d’un auteur, ni la constitution de ses ouvrages, pourquoi voudrait-on changer ou varier la façon de les rendre ? L’auteur, en composant, n’a eu qu’une seule idée pour chaque chose ; pourquoi, en récitant, en vouloir produire plusieurs différentes ?... D’ailleurs, quel inconvénient en pourrait-il résulter, quand la façon de réciter chaque pièce serait contrairement la même, et qu’elle se perpétuerait généralement des uns aux autres par une espèce de tradition surtout dès qu’on sera une fois convenu de la meilleure de toutes les façons ? Le vraiment beau est de tous les siècles et ne vieillit jamais. La seule différence d’organe, de figure, ou le plus ou moins des autres qualités naturelles, comme nous venons de le dire, forment, dans la représentation des pièces, une variété suffisante, pour qu’on puisse les revoir avec un plaisir toujours nouveau, quoique récitée chaque fois à peu près de même. Une musique excellente, qui ne change pourtant jamais, n’en a pas moins de mélodie et de charmes, pour être exécutée successivement par cent voix différentes. Au contraire, le goût des chanteurs, la beauté et la variété de leur voix, ne peuvent que contribuer à donner à cette musique un air de jeunesse et de nouveauté. Enfin se lasse-t-on d’admirer le tableau des Raphaël, quoiqu’anciens ou connus de tout le monde ; et la nature bien imitée n’est-elle pas toujours  nouvelle et agréable à voir pour quiconque a des yeux pour cela ?... Lorsqu’une fois on a parfaitement saisi la vérité d’un rôle qu’on n’a plus rien à y désirer, il faut s’y tenir et n’en pas changer le jeu ou le débit. D’habiles peintres ont souvent gâté leurs ouvrages pour avoir voulu les retoucher : Ritiers avait, sur ses vieux jours, dégradé les chefs-d’œuvre de ses plus belles années, si l’on n’avait eu la sage précaution de broyer ses couleurs avec une huile qui ne sèche point et qu’on peut enlever facilement. On a vu, de même, plus d’un acteur ou d’une actrice déchoir peu à peu des plus brillants succès, pour avoir voulu varier leur jeu et leur récitation chaque fois, sous prétexte de se laisser aller aux seules inspirations de la nature et du moment. Sans doute, quelques prétendus connaisseurs ayant fait un mérite de cette variété, l’amour-propre de ses acteurs s’est laissé prendre au piège. Dès lors ils se sont abandonnés à eux-mêmes sans frein ni mesure, et de sublimes qu’ils étaient, surtout dans la tragédie, ils se sont fait un jeu familier à l’excès, quelquefois trivial, en donnant à leurs héros le ton commun des plus simples individus ; au point qu’à la fin ils se sont rendus méconnaissables. Molière lui-même, pour éviter les écueils de cette dangereuse variation, avait imaginé des espèces de notes pour se rappeler certains tons heureux dans des rôles qu’il avait soin de réciter toujours de la même manière, quelques autres bons comédiens en ont usé comme lui.

On peut compter, au nombre des causes de la fausse récitation de certains acteurs, leur goût dominant pour une manière particulière de jouer. Souvent ceux qui ont l’art de toucher, veulent porter partout cet art et parce qu’ils ont de la grâce à répandre des larmes, ils sont toujours dans le ton pleureur. En vain la tendresse a-t-elle plusieurs caractères, ces acteurs n’en ont jamais que la même façon de l’exprimer. Ne montrant que de la mollesse et de l’afféterie, où il faudrait montrer de la force et de la dignité, ils poussent des soupirs lorsqu’on leur demande de mâles transports, et ils se plaignent en bergers, lorsqu’il serait question de se plaindre en rois. Le don des larmes ne suppose pas toujours le discernement qui doit les diriger ; il faut sentir, en répandant des larmes, jusqu’où l’art en doit verser. Et il y a bien plus de grâce et de noblesse à en répandre peu, que d’en verser un torrent, qui n’exprime que faiblesse ou lâcheté. D’autres, plus sensibles que judicieux, ne savent point modérer à propos les mouvements qu’excite en eux la principale situation de leur personnage. Ils emploient dans tous les sens la même véhémence, et pour donner plus d’énergie à leur jeu, ils y mettent moins de vérité. Quelque violent que soit l’amour d’Enée pour Didon, ce héros ne doit pas vis-à-vis de son confident, même en lui parlant de ses feux, faire éclater la même vivacité que vis-à-vis de la reine de Carthage. De même Néron au commencement du deuxième acte de Britannicus, en parlant à Narcisse de sa passion pour Junie, n’y doit pas mettre la même chaleur, que s’il parlait à la princesse. Il n’est pas ordinaire que les personnes qui possèdent leur art, touchant dans les fautes dont nous venons de parler, mais quelquefois, au lieu d’emprunter les sentiments de leur personnage, elles lui prêtent leur propre manière de sentir. Peu d’acteurs ont fait parler Climène du vrai ton qui lui convient. En représentant ce personnage, les uns donnent trop d’avantage à l’amour sur la nature ; les autres en donnent trop à la nature sur l’amour : Dans leur bouche, la maîtresse du Cid n’est qu’aimante, ou elle ne l’est pas assez. Selon que, dans une situation pareille à la sienne, elles se laisseraient plus entraîner par leur passion pour leur amant, ou par le tendre respect pour le souvenir d’un père, que cet amant aurait privé de la vie, elles font de leur héroïne, ou une fille sans naturel ou une froide amante chez qui la réflexion règle tous les mouvements du cœur. Ce n’est plus cette Chimène également vertueuse, et passionnée, désolée par la mort d’un père, et tyrannisée par son amour pour Rodrigue, assez courageuse pour demander la mort de ce jeune guerrier, mais trop tendre pour ne pas craindre de l’obtenir.

Si le jeu des personnes qui possèdent leur art, n’est pas toujours vrai, combien de contre sens ne remarquera-t-on point dans le jeu de celles qui ne sont point exercées, surtout si elles sont privées de la culture que donnent la fréquentation et l’étude du monde. Dans la seconde scène de Britannicus, des acteurs débiteront convenablement le premier discours que Burrhus tient en abordant Agrippine. Ils copieront sans peine le ton respectueux avec lequel il répond à cette princesse.

César pour quelque temps s’est soustrait à nos yeux :
Déjà par une porte au public moins connue
L’un et l’autre Consul nous avaient prévenue,
Madame : mais souffrez que je retourne exprès…

Ignorant l’art de faire changer un discours de nature par la manière de le prononcer, ils échoueront dans les vers suivants :

Je ne m’étais chargé, dans cette occasion,
Que d’excuser César d’une seule action :
Mais puisque sans vouloir, que je le justifie,
Vous me rendez garant du reste de sa vie ;
Je répondrai, Madame, avec la liberté
D’un soldat, qui sait mal farder la vérité.
Vous m’avez de César confié la jeunesse,
Je l’avoue, et je dois m’en souvenir sans cesse.
Mais vous avais-je fait serment de le trahir,
D’en faire un Empereur qui ne sût qu’obéir ?

……..

De quoi vous plaignez-vous, Madame ? On vous révère.
Ainsi que par César on jure par sa mère.
L’Empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour
Mettre à vos pieds l’Empire, et grossir votre cour,
Mais, le doit-il madame ?...

………

Vous le dirai-je enfin ? Rome le justifie.
Rome, à trois Affranchis si longtemps asservie,
A peine respirant du joug qu’elle a porté,
Du règne de Néron compte sa liberté.

Pour rendre ces vers avec toute la vérité qu’ils demandent, le comédien, avec les spectateurs d’un certain ordre, aurait besoin de la même finesse d’esprit et de sentiment qui aurait été nécessaire à Burrhus avec Agrippine. Si vous n’employez pas le ton ferme qui convient au caractère de ce ministre, toute la force du discours, et par conséquent sa principale beauté, s’évanouit. Si, en employant ce ton, vous ne faites pas sentir les égards que Burrhus doit à la mère de son souverain, ce discours devient trop dur. On aime à retrouver dans le gouverneur de Néron la noble candeur d’un militaire, qui n’a point appris à la cour l’art criminel de flatter ; mais on serait blessé de ne pas reconnaître en lui la prudence d’un courtisan, qui, au moment même qu’il consent de s’exposer à déplaire, s’efforce de déplaire le moins qu’il lui est possible. On veut qu’il soit sincère, mais en même temps on veut qu’il soit adroit. On trouve bon qu’il fasse entrevoir à Agrippine qu’elle a cessé de régner ; mais il convient qu’en annonçant à cette princesse qu’il n’a plus la même soumission pour ses volontés, il conserve le même respect pour sa personne. Ce que nous attendrions de Burrhus nous l’attendons du comédien. Nous exigeons qu’il récite les six premiers vers, avec la modeste retenue d’un homme que la nécessité seule détermine à dire la vérité, et non avec l’emportement d’un censeur atrabilaire, qui la dit par humeur. Nous désirons surtout qu’il diminue, par l’adoucissement de sa voix ; l’âpreté de ce discours.

Mais vous avais-je fait serment de le trahir,
D’en faire un Empereur qui ne sut qu’obéir ?

Dans les vers suivants, qu’il ait moins de circonspection, à la bonne heure. Mais qu’il se souvienne du rang d’Agrippine, lorsqu’il ajoute :

De quoi vous plaignez-vous Madame ?

Qu’à cet endroit :

Mais le doit-il, etc.

il s’attache particulièrement à paraître avoir pour objet de persuader cette princesse, non de l’offenser ; de prouver l’injustice de ses prétentions, non de les tourner en ridicule. Les derniers vers sont les plus embarrassants, parce qu’ils contiennent une satire piquante du gouvernement de la mère de Néron. On peut leur donner un air moins injurieux, en empruntant le ton d’un sujet zélé qui ne les prononce qu’avec regret, et en ayant attention avant et après ces mots :

Vous le dirai-je enfin ?

D’affecter d’être incertain, si l’on continuera de parler.
Du reste ceci concerne en partie les Bienséances théâtrales.

Dictionnaire de l’art dramatique A l’usage des artistes et des gens du monde Ch. De Bussy Paris, Achille Faure, 1866


 

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