Public

Public de théâtre

Se dit de l’ensemble des personnes réunies dans un théâtre, dans un lieu quelconque, pour y assister à un spectacle, quel qu’il soit. Nous n’avons pas à faire ici la physiologie du public de nos théâtres : cela nous mènerait trop loin. Nous dirons seulement que le public français est généralement fort expert en matière théâtrale, et que c’est à son intelligence, à son goût sous ce rapport, au sens particulier qu’il possède en cette matière que nous devons en partie la splendeur de notre théâtre, son éclat constant, sa supériorité qui ne s’est jamais démentie depuis de deux siècle et qui ne paraît pas près de s’éteindre.

Dictionnaire pittoresque et historique du théâtre d‘Arthur Pougin, 1885

 

Du latin Publicus

Tout le peuple ; assemblée. L’acteur ne doit jamais s’adresser au public, car jamais il ne doit supposer sa présence ; à moins, bien entendu, que l’auteur en ait formellement décidé autrement, comme dans certains couplets finals. Beaucoup d’acteurs, et surtout des plus célèbres, ne sont devenus chers au public, qu’après avoir essuyé ses caprices. Le public a quelquefois des moments de fanatisme et de fermentation, auxquels on ne peut pas trop se fier. On entend dire qu’un acteur est bon, et l’on s’aveugle à tel point que l’on prend tous ses défauts pour des perfections, qu’on les donne pour modèles, et que l’on prétend souvent en tirer des principes ; mais il faut dire aussi que ces erreurs ne sont jamais de longue durée, et que la masse finit par revenir à ce qui est juste et vrai. Le goût du public peut errer, mais ne se corrompt pas. Les acteurs qui s’abandonnent au public et qui ne font pas provoquer ses applaudissements, doivent être sûrs de leurs progrès et de leurs succès. Les effets que produit, sur l’acteur qui est animé, le public par son silence attentif ou son murmure approbateur, ne sont pas moins extraordinaires au physique qu’au moral.

Beaucoup de pièces et d’acteurs n’ont dû leur chute qu’au défaut d’attention du public. On a vu des pièces dans différents genres, sifflées à la première représentation et être jouées ensuite jusqu’ cent fois. Un moyen excellent pour rendre le public attentif, surtout dans un moment de tumulte, c’est de prendre beaucoup de temps, de parler bas d’abord, et de paraître aussi quelquefois vouloir parler, sans pourtant le faire. – Le silence du public, remplaçant les sifflets, serait un moyen de désapprobation du public, on compte à la fois les murmures, les chuts et le grand silence. Les murmures sont plus flatteurs que les applaudissements, et sont plus terribles que les sifflets. Dans les signes d’approbation se trouvent les bravos ! les bis ! Les signes d’improbation proprement dits, sont les huées, les sifflets et le rire ironique, qui sont les plus cruels de tous.

Le public soutint longtemps la Phèdre de Pradon, au préjudice de la Phèdre de Racine.

On poussa l’indignité, entr’autres, jusqu’à faire faire de cette tragédie une édition furtive, remplie de fautes, où l’on avait gâté des scènes entières, en substituant, aux vers les plus heureux, les pensées les plus plates et les plus ridicules ; si bien que, par ces noirceurs, dégoûté de la carrière du théâtre, Racine allait se faire Chartreux, lorsque son directeur, lui-même, le détourna de ce dessein… Ce qu’il y a d’inconcevable, c’est que personne alors n’ait eu le courage contre cette iniquité.

« Cependant, quelle gloire, dit Palissot, n’aurait pas mérité l’homme qui, (dans le temps où la Phèdre de Pradon balançait cette de Racine), eut lutté lui seul contre cette barbarie ! Ne sait-on pas que Boileau, par la noble fermeté de son suffrage, ramena tout le public au chef-d’œuvre de Britannicus ? Il me semble, ajoute-t-il, qu’on ne saurait être trop impitoyable pour un méchant ouvrage préconisé par tout un parti, appuyé par vingt cabales, qui peut nuire au goût, ou du moins retarder ses progrès, et qui fait gémir les vrais talents indignés du succès de l’intrigue, etc. etc. » Au reste, il fallait que l’illustre Racine fut regardé de son vivant (par les yeux de l’envie et de la prévention, sans doute), bien au-dessous de sa juste valeur, puisque madame de Sévigné se permettait d’écrire, que ce rival d’Euripide n’était qu’un caprice de mode, que l’on verrait passer comme l’usage du café.

Il fallait surtout, qu’il parut bien inférieur à Corneille puisqu’après la mort de celui-ci, un comédien fit ces deux vers :

Puisque Corneille est mort, qui nous donnait du pain,
Faut vivre de Racine, ou bien mourir de faim.

Le Charlatan et le Villageois

Conte

Trop de prévention ôte le jugement,
On se prend de rigueur pour certains personnages ;
Mais notre préjugé tôt ou tard se dément,
Et la vérité perce à travers les nuages.

Un adroit Charlatan, fameux par ses bons tours,
Voyant de nouveautés le vulgaire idolâtre,
Fit sonner, publier dans tous les carrefours,
Quel tel jour, à telle heure, on verrait au Théâtre,
Un spectacle étonnant, et dont, sous le soleil,
Personne jusque-là n’aurait vu le soleil.
Ce bruit répandu par la ville
Ameute la troupe imbécile.

On se presse, on s’assemble autour de son guichet,
Où s’attrape l’argent comme en un trébuchet.
La foule entre, on se place, au tumulte on fait trêve ;
L’orchestre paraît seul ; avec lui point d’acteur,
D’actrice encore moins, pas même de souffleur.
Les yeux fixes, ouverts, on attend qu’il commence,
Et l’attente produit un très profond silence.
Alors courbant le front, dans son manteau caché,
Il contrefit si bien le cri d’un chat fâché,
Que pensant qu’il tenait l’animal véritable,
On lui fit secouer le manteau serviable
Où l’on croyait tapis le Rominagrobis.
Mais ne s’y trouvant rien, on s’écria bis, bis …
Quoi ! dit un villageois, dans un coin du parterre,
Pour un tour si commun, voilà bien du mystère !
Je gage en faire autant, et promets aujourd’hui
De miauler demain encore mieux que lui.
Le peuple prévenu veut tenir pied à boule,
amène ses voisins et fait grossir la foule ;
(Plus pour favoriser l’habile charlatan
Et ridiculiser le pauvre paysan ;
Que pour être témoin de ce qu’il pourrait faire).
Ils paraissent tous deux, l’Histrion fait le chat,
Et si bien, qu’à l’instant une voix circulaire
Bourdonne le bravo ; puis avec plus d’éclat
On crie, on bat des mains, des pieds et de la canne,
Et sur l’homme des champs par avance on ricane.
Pour lui causant trois fois une douleur nouvelle.
Il l’oblige à se plaindre en sa voix naturelle.
Tous les faux connaisseurs, par des ris indiscrets,
Sans songer au manteau, commencent la huée.
(Où le faux plaît, le vrai n’a guère de succès).
Enfin de cent brocards, il pleur une nuée…
Mais l’adroit villageois fit taire les sifflets :
Et tirant de son sein le minon véritable.
Il dit, en leur montrant l’acteur inimitable :
Or, maintenant, Messieurs, jugez lequel des deux.
De l’homme ou du chat, a miaulé le mieux ?

Que de faibles génies,
De débiles cerveaux,
Et de francs étourneaux.
Plus bruyants que des pies ?
Dépriment les travaux
Des vrais originaux,
Et prônent les copies !

Dhannetaire, dans ses observations sur l’art du comédien (Paris, 1775), raconte, à propos du Public, les anecdotes suivantes :

  • Un vieux Magistrat, qui ne fréquentait jamais le spectacle, se détermina cependant  à aller voir l’Andromaque de Racine dont tout le monde faisait des éloges infinis. La petite pièce était les Plaideurs : mais le vieux Magistrat s’imagina bonnement que cette comédie faisait partie de la Tragédie qu’il venait de voir représenter ; car rencontrant par hasard Racine qu’on lui montra en sortant, il lui dit : « Je suis très content, Monsieur, de votre Andromaque ; c’est une fort jolie pièce : je suis seulement étonné qu’elle finisse si gaiement. J’avais eu d’abord quelque envie de pleurer ; mais j’avoue sincèrement que la vue des petits chiens m’a fait rire de bon cœur. »
  • Ceci nous rappelle un autre trait d’ignorance encore plus incroyable … Dans une des principales villes de commerce on jouait Rhadamiste de Crébillon : un de ces docteurs qui critiquent à tort et à travers, s’était placé dans un coin de l’amphithéâtre, précisément à côté de la première danseuse de la Troupe Mlle Lefèvre). Cet homme paraissait en vouloir beaucoup aux Comédiens ; car, dès le commencement de la pièce, il s’était déjà tourmenté à exhaler sa bile sur l’un et sur l’autre sans rime ni raison. Enfin lorsque Arsame dit : Que Corbulon armé menace l’Ibérie, etc. Corbulon ! répète le sot critique entre les dents : comme ils estropient les noms ! Corbulon, au lieu de Crébillon ! et chaque fois qu’on prononçait, Corbulon, c’était même ironie, même aigreur de sa part, voulant toujours absolument que ce fut Crébillon. Cependant, la Tragédie finie, la danseuse s’en vas derrière les coulisses ; et, rencontrant l’acteur qui avait joué le rôle du roi, lui dit avec un air d’intérêt et de bonne foi : « Prenez donc garde, mon cher ami, on se plaint dans l’amphithéâtre que vous estropiez tous les noms et que vous ne savez pas vos rôles… Comment donc, dit l’autre ?... Eh ! oui, oui, tous tant que vous êtes, vous avez toujours dit Corbulon, au lieu de Crébillon, je l’ai entendu moi-même. » On peut se figurer l’effet plaisant que produisit dans le public ce double trait de balourdise de la danseuse, et du prétendu Aristarque.
  • C’est dans cette même ville, où dans un grand Opéra Français, le ton du premier air se trouvant apparemment fort bas, quelqu’un du Parterre cria au Chanteur : plus haut ; et, où, une autre fois, un des spectateurs prit sérieusement le cinquième acte de l’Andrienne pour une mauvaise Parodie de Zaïre, etc.
  • Et cette Parisienne, qui, se faisant lire le sujet de la Tragédie de Bajazet par un homme de sa connaissance, dans le moment où celui-ci lisait : La Scène est à Constantinople… Ah, ah ! interrompit-elle, je ne croyais pas que la rivière de Seine allât jusque-là. Et ce fat ignorant qui, aux premières représentations de Venise sauvée, Tragédie de M. de la Pace, demandait de la meilleure foi du monde à l’un de ses voisins : Quand est-ce que Venise arrivera donc ?... Telle est l’espèce de juges auxquels le Comédien est exposé la plupart du temps.
  • Le marquis de Sablé, sortant d’un grand dîner, vint voir l’Opéra de Village, petite Comédie de Dancourt ; et comme il y a un endroit où l’on chante : les vignes et les prés seront sablés ; ce seigneur, qui était sur le théâtre, s’imaginant qu’on le nommait par dérision, donna, en pleine assemblée, un soufflet à l’acteur qui était à côté de lui.
  • Dans les premières représentations du Cocu imaginaire, un particulier de Paris s’était mis dans la tête que Molière avait voulu le jouer, et même il était sur le point d’en aller porter ses plaintes à la police, lorsqu’un de ses amis l’en empêcha, en lui disant : Au bout du compte, de quoi vous plaignez-vous ? il vous a pris par le beau côté ; car, entre nous, vous seriez bien heureux d’en être quitte pour l’IMAGINATION.
  • On a vu un seigneur Anglais grimper sur le théâtre, l’épée à la main, pour tuer l’acteur qui faisait le rôle du Lord, dans la Surprise de la haine ; s’imaginant que celui-ci voulait le contrefaire sur son accent national. Gaubier de Banault, étant ambassadeur en Espagne, assistait à une comédie où l’on représentait la bataille de Pavie : et voyant un acteur espagnol terrasser celui qui représentait François I, en l’obligeant à lui demander quartier dans les termes les plus humiliants, il sauta sur le théâtre, et, en présence de tout le monde, il passa son épée à travers du corps de cet acteur.
  • Lorsque la Sylvie, et la Sophonisbe de Jean Mairet, parurent au théâtre, la première en 1621, et la seconde en 1629, ce fut une joie, une admiration si grande dans tout Paris, qu’on ne parla d’autre chose pendant quatre ans ; et que, presque trente ans après les pièces du plus célèbre des poètes tragiques n’avaient pu encore les obscurcir. Ensuite vint la Marianne de Tristan, dont le succès s’est soutenu pendant cent ans : et puis, le Timocrate de Thomas Corneille qui eut quatre-vingts représentations consécutives : si bien que les comédiens, lassés de représenter cette tragédie, chargèrent un de leurs acteurs de venir dire au public : Messieurs, vous ne vous lassez point d’entendre Timocrate que vous redemandez tous les jours, et où vous venez en foule : pour nous, Messieurs, nous sommes las de le jouer ; ainsi trouvez bon que nous en suspendions les représentations. Il fallait que ce fut une manie aveugle pour cette pièce, puisqu’alors on avait déjà les chef-d’œuvre de Pierre Corneille. Effectivement ce Timocrate n’a pas été rejoué depuis, et vraisemblablement ne le sera jamais… Quand on pense qu’une pièce pareille eut quatre-vingts représentations, tandis que Britannicus n’en a eu que huit sans sa nouveauté, il est permis de se défier des jugements du public.

 

Anecdotes.

L’aventure connue de la Muse Bretonne, qui a fourni le sujet de la Métromanie, serait encore, en fait de prévention littéraire, ce qu’on pourrait citer de plus fort et de plus incroyable. Aussi Piron fait-il dire à un des personnages de cette excellente pièce :

Voilà de vos arrêts, Messieurs les gens de goût !
L’ouvrage est peu de chose et le nom seul fait tout.

 

  • Ce qu’on dit ici au sujet des pièces peut s’adapter de même aux acteurs, dont on ne juge guère la plupart du temps, que par écho ou par pure prévention.
  • Lorsque Voltaire présenta pour la première fois sa tragédie d’Œdipe aux comédiens Français, en 1718, ils la refusèrent, moins vraisemblablement sous le prétexte frivole qu’il n’y avait pas assez d’amour dans la pièce, que par un véritable esprit de prévention, tant sur l’extrême jeunesse de l’auteur, que sur le succès incertain d’un premier coup d’essai. Plus de soixante ans auparavant, les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne avaient déjà fait voir jusqu’où peut aller la prévention en fait de jugement d’un ouvrage dramatique… Tristan, qui était en grande renommée alors, se chargea de leur présenter, comme étant de sa composition, une pièce d’un jeune auteur de ses amis, afin, par cette feinte, de les disposer favorablement en sa faveur, effectivement dans cette idée elle fut acceptée avec les plus grands éloges…
    Tristan après leur ayant découvert qu’elle n’était point de lui, mais d’un nommé Quinault, les comédiens se rétractèrent et n’en voulurent plus donner que la moitié du prix offert. Tristan fit de vains efforts pour les ramener à leur première proposition ; et ne pouvant y réussir, il s’avisa d’un expédient pour concilier leurs intérêts et celui du jeune auteur. Il proposa d’accorder le neuvième de la recette de chaque représentation, pendant seulement la nouveauté de la pièce, ce qui fut accepté de part et d’autre ; et depuis on a toujours suivi la même règle. Telle est, dit-on, l’origine de la part d’auteur.
  • L’abbé Boyer fit de même représenter son Agamemnon sous le nom d’un poète qui avait pour lui la prévention publique. Cette tragédie en effet fut parfaitement bien reçue sous ce voile emprunté pendant quelques représentations ; mais un jour l’auteur, enivré de tant d’applaudissements, s’écria dans son transport  La pièce est pourtant de Boyer… Le public dès lors commença à la croire moins bonne, cessa de l’applaudir et finit par la trouver détestable.
  • Un jour Mignard, voulant tendre un piège au jugement de le Brun son rival, imita si bien la manière du Guide dans un tableau de la Magdelaine, qu’il le fit vendre, sous le nom d’un inconnu, comme étant de cet ancien maître. En effet, l’un et l’autre ayant été consultés par l’acheteur sur ce morceau ; le premier fit semblant d’abord d’être persuadé que, loin d’être du Guide, il était même bien inférieur à ses moindres ouvrages ; l’autre, soit par contrariété, soit par prévention, soutint précisément tout le contraire. Si bien qu’à la fin, Mignard, voyant l’affaire engagée pour sa propre gloire, découvrit lui-même la supercherie, dont il donna les preuves les plus convaincantes : sur quoi le Brun un peu confus, lui répondit d’un ton piqué : « Hé bien ! à la bonne heure ; faites donc toujours des Guide et non des Mignard. »
  • Un célèbre Peintre, se trouvant un peu obéré de dettes, s’avisa pour les payer, d’un expédient qui, sans être selon la plus exacte probité, n’en prouve pas moins tout l’empire du Charlatanisme et de la Prévention… Il prit d’abord avec lui, dans une maison de campagne qu’il avait louée à Chaillot, deux jeunes peintres, il fit une cinquantaine de tableaux dans son genre et à sa manière. Ces jeunes gens ensuite partis pour l’Italie, et lui pour le Portugal, il fit, de là, répandre au bout de quelque temps, le bruit de sa mort qu’il fit même insérer dans les papiers publics. Sur quoi ses créanciers n’ayant rien de plus pressé que de faire saisir et vendre tous ses effets, on trouva, dans le nombre, ces prétendus tableaux de chevalet, et Dieu sait avec quel aveugle empressement les amateurs les achetèrent ! De façon que, les dettes payées, le peintre reparut au bout de quelques années, et les acheteurs se trouvèrent la dupe, et de leur peu de connaissance, et de leur prévention. 
    On dit que d’autres célèbres peintres, plus anciens s’étaient déjà servis, par le même motif, du même expédient.
  • Un autre peintre de portrait, qu’on accusait de ne jamais saisir la ressemblance, voulut s’assurer si le reproche qu’on lui faisait était bien ou mal fondé. Il annonce à plusieurs personnes qu’il a fait le portrait de quelqu’un connu de tout le monde, qui le dispute au naturel pour la ressemblance… On vint voir cet ouvrage, que chacun ne manqua pas de critiquer à son ordinaire, et la prévention agissant toujours de plus du tout saisi les traits de l’original. « Vous vous trompez bien, Messieurs, car c’est moi-même, » dit l’homme, dont le visage avait été ajusté dans la toile… C’est peut-être de là qu’est venue l’idée du Tableau parlant.
    Enfin le Charlatanisme, (qui est au talent ce que l’hypocrisie est à la vertu), le Charlatanisme, dis-je, et la prévention entrent dans tout ; il n’est presque aucun art qui soit exempt de l’un, ni personne qui ne soit susceptible de l’autre. Deux traits connus de Molière et de la Fontaine achèveront de peindre cette dernière impression de l’esprit. « Retirez-vous, vous puez le vin, disent à George Dandin, qui est à jeun », M. et Mme de Sotenville prévenus… «Otons-nous, car il sent. » se dit l’ours à lui-même, à la vue d’un corps vivant qu’il prend pour un cadavre.
  • On raconte, à propos de la facilité du public à s’apaiser, qu’un jour les Mousquetaires et autres Officiers de la maison du Roi, auxquels Molière avait ôté l’entrée gratis au spectacle, par ordre de Sa Majesté, ayant forcé la porte, tué les portiers et ne cherchant pas moins qu’à massacrer la troupe entière des comédiens, le jeune Béjart, habillé en vieillard pour la pièce qu’on allait jouer eut la hardiesse de se présenter sur le théâtre au milieu de cette émeute, en disant : « Eh ! Messieurs, épargnez du moins un pauvre vieillard de soixante et quinze ans, qui n’a plus que quelques jours à vivre. » Ce qui produisit une risée de la part de ces mutins, et calma leur fureur, au point que le spectacle du jour n’en fut pas même interrompu, et que depuis ils ne firent aucune difficulté de payer comme tout le monde.
  • Un mauvais comédien, accoutumé à être hué et sifflé dans chaque ville où il allait, se sentant un jour apparemment plus maltraité qu’à l’ordinaire, se retournant tranquillement, en sortant de la scène, et dit au Parterre : « Messieurs, vous vous en lasserez ; on s’en est bien lassé autre part… » Cette naïveté fit rire généralement, et depuis ce moment, le public le reçut toujours avec bonté, quoi qu’il n’en fut pas devenu meilleur pour cela.
  • Un autre acteur, très bon au contraire, débutait par le rôle du Comte d’Essex. Une forte cabale était acharnée à l’interrompre chaque fois qu’il allait parler ; mais, à la seconde scène,  à peine la Duchesse avait-elle achevé de lui dire, en parlant du courroux de la Reine :

    Ne vous aveuglez point par trop de confiance ;
    C’est par son ordre exprès qu’on s’informe, on s’instruit…


    Que celui-ci, sans se déconcerter du brouhaha réitéré saisit la main de l’actrice, la conduit fièrement au bord de Scène, et, après une petite pause pour fixer l’attention générale, lui dit, avec assurance modeste qu’inspire le vrai talent :

    L’orage, quel qu’il soit, ne fera que du bruit,
    La menace en est vaine et touche peu mon âme.


    la Cabale, frappée, et de l’application et de la présence d’esprit de l’acteur, se trouva désarmée tout d’un coup ; de façon qu’on finir par l’écouter attentivement, qu’on rendit justice à ses talents, et qu’il fut même toujours applaudi dans la suite autant qu’il méritait de l’être.
  • Mademoiselle Duclos voyant rire le public (dans Inès de Castro, à l’arrivée des enfants au cinquième acte) eut la hardiesse de l’apostropher, en lui disant : « ris donc sot de Parterre, à l’endroit le plus touchant de la Tragédie !... » Ce qui, par un hasard singulier, loin d’indisposer le spectateur, fut même fort applaudi. C’est ainsi que, dans cette scène pathétique, le sentiment étouffant tout d’un coup l’esprit de causticité, le même moment vit pleurer ceux qui venaient de dire ; exemple toutefois, de la part de cet actrice, très dangereux à imiter en pareille occurrence.
  • On sait que la Mothe avait puisé dans une aventure arrivé au Barreau, l’idée touchante d’introduire ces deux enfants sur la Scène… L’avocat Fourcroi plaidait pour un jeune homme qui s’était marié sans le consentement de son père, et qui avait eu deux enfants de ce mariage. Cet avocat sentant qu’il allait perdre la cause suivant la loi, essaya de toucher les cœurs ; or, bien informé que le père du jeune marié devait se trouver à l’audience un certain jour, il y fit venir secrètement les deux enfants ; et, au milieu de son plaidoyer, se tournant pathétiquement du côté du grand père, en les lui présentant ; il eut tellement l’art d’attendrir ce bon vieillard, que celui-ci déclara hautement, en pleine audience : « Qu’il approuvait le mariage et qu’il reconnaissait ces enfants pour les siens. »
  • Une actrice, madame Rousseloi, (qui n’était rien moins qu’aimée à Toulouse, quoiqu’elle ne fut pas dit-on sans talent) dans une Tragédie qu’on donnait pour la clôture du Théâtre, fut accompagnée, à sa dernière sortie, par quelques huées du public ; mais s’étant retournée de sang-froid, et ayant regardé un moment le parterre en pitié, elle se borna, sans dire un seul mot, à lui faire en face, un grand signe de croix, pour lui marquer toute l’étendue de son mépris. Pantomime dont le public fut plus outré, que si elle lui eût dit les injures les plus atroces. Aussi cette actrice n’a-t-elle jamais pu reparaître sur le théâtre de cette ville.
  • On donnait, il y a pas longtemps, à la Comédie-Française, la tragédie de Phèdre. Trois des principaux acteurs, Molé, Brisard et mademoiselle Duménil, avaient abandonné leurs rôles à leurs doubles. Comme il n’est guère d’usage, à ce théâtre, de faire répétition des pièces du trottoir, chaque double de cette triple cession qu’on ne s’était point communiquée… Hyppolite ouvre la scène ; grande rumeur dans le public : car à tous les spectacles de Paris, ce qui s’appelle doublure, est presque toujours sûr d’être mal reçu en entrant… Ensuite Phèdre paraît ; surcroit de murmure. Enfin arrive Thésée : à sa vue on peut se figurer le brouhaha d’un parterre déjà échauffé. Mais à peine l’acteur saisissant un intervalle de silence, eut-il achevé de dire : Quel est l’étrange accueil qu’on fait à votre père, mon fils ? que le public, oubliant toute espèce d’humeur, pour n’envisager que la juste application de ce vers, se mit à rire aux éclats, et finit par charger la pièce d’applaudissements.

Dictionnaire de l’art dramatique A l’usage des artistes et des gens du monde Ch. De Bussy Paris, Achille Faure, 1866


 

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