Marivaudage

Malgré tous les défauts qu’on lui peut trouver, il faut que les qualités d’un écrivain lui soient singulièrement personnelles pour que, même en le voulant critiquer, on en arrive à caractériser avec son propre nom la tournure d’esprit qui lui est particulière. Lorsqu’on vante le style cornélien, la pureté racinienne, on rend un hommage éclatant et sans restriction à la grandeur épique de Corneille, à la grâce énergétique et tendre de Racine. L’éloge est moins complet assurément lorsqu’on parle de marivaudage, et le mot a été plutôt imaginé pour blâmer que pour louer l’écrivain auquel il s’applique ; cet éloge, pourtant, n’en est pas moins direct, en dépit de la pensée qui s’attache au mot, puisque, par sa forme même, celui-ci donne tout naturellement l’idée d’un style absolument personnel partant original. Un critique du dix-huitième siècle disait, en parlant de Marivaux, qu’il amusait à peser des riens dans des balances de toile d’araignée. C’était précisément lui emprunter son langage pour caractériser son talent ; mais ce n’était pas lui rendre pleine justice. Un autre a dit : « Ses comédies n’ont presque pas de fonds : mais où trouver une broderie plus légère, des traits plus plaisants, de plus fines saillies, des pensées plus délicates, des réparties plus subtiles, des situations plus neuves, des idées philosophiques mieux adaptées à la scène et plus avantageuses à l’humanité ? C’est dommage que le raffinement du style les affaiblisse souvent et les rende quelquefois inintelligibles. » Ici nous approchons bien de la vérité. Oui, le défaut de Marivaux, ce qui constitue, à proprement parler, le marivaudage, c’est ce langage quintessencié, alambiqué, tortillé, parfois précieux jusqu’à la fadeur, qu’il fait parler à ses héros amoureux ; c’est cette habitude, poussée jusqu’à la manie, d’analyser les sentiments les plus subtils, les plus délicats ; de raffiner sur les idées les plus menues ; de parler en quelque sorte lui-même par la bouche de ses personnages et de leur prêter un esprit qu’ils ne pourraient ou ne devraient avoir ; de mettre incessamment en contact les infiniment petits de l’amour pour avoir le plaisir de gloser à son aise sur un sujet qu’assurément il connaissait sinon mieux, du moins autant que qui que ce soit ; de « peser enfin des riens dans des balances de toile d’araignée ». Mais il n’y a pas que cela à voir dans Marivaux, et ce qui sauve l’écrivain, ce qui lui fait pardonner le marivaudage, ce qui lui assure en dépit de tout une gloire incontestée, c’est qu’il possède une originalité réelle, c’est qu’il sait penser par lui-même, c’est enfin qu’à peindre l’amour comme il l’a fait, on est certain qu’il sait aimer, et qu’on sent battre son cœur sous celui de ses personnages.
Dictionnaire pittoresque et historique du théâtre d'Arthur Pougin, 1885


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