Le toucher et le piano. Chronique d’un professeur de piano N°15

En ce qui concerne le piano, c’est Marie Jaëll (1846-1925) qui a jeté les bases d’une psychophysiologie débouchant sur une méthode du toucher originale et novatrice (revue Piano n°7). Elle nous a laissé un certain nombre d’ouvrages et a été la première à remettre en question le soi-disant côté inné du beau timbre. Elle parie plutôt sur le fait que la manière de toucher le clavier, d’extraire le son du piano influence la beauté du timbre. C’est donc une technique qui s’apprend. Elle dit : « Tout enseignement du piano doit être commencé par une étude rationnelle du toucher » (Le toucher, volume 1). Elle était l’épouse d’Alfred Jaëll, brillant pianiste, ami de Liszt et Brahms. Liszt sera en quelque sorte son modèle et elle essayera de décrire et de trouver par la science les lois secrètes du la virtuosité modèle de Liszt. Ces trois séjours à Weimar auprès de Liszt seront déterminants, c’est à cette occasion qu’elle découvrira « l’esprit lisztien ».

Elle insiste sur le travail conscient, elle ne veut plus limiter l’enseignement à un dressage artificiel : « Seul ce qui est acquis par un effort conscient peut être transmis car vécu en profondeur, d’où l’importance de la prise de conscience de nos perceptions, sensations, mouvements de nos deux mains dans l’espace […]. Cette prise de conscience nous amènera à une connaissance profonde de ce que nous sommes, de ce que nous pourrions être ».

Au sujet de la main, elle écrit dans ses cahiers de travail : « Une des formes les plus puissantes qui permette d’éduquer la pensée est celle qui dérive de l’éducation de la main. L’outil merveilleux dont les ressources éducatives sont encore inexploitées, et qui est appelé de plus en plus à développer nos facultés cérébrales, cet outil, c’est la main. Quelle merveille que la main ! Il faudrait des vies de recueillement pour en exploiter toutes les ressources. Des destinées nouvelles s’ouvrent devant nous par l’éducation de la main. C’est pour elle que je vis ; c’est sa tâche que j’avance […]. Une main bien sensibilisée conduit à l’expression juste […]. Ceux qui sentent musicalement peuvent être légion : ceux qui savent exprimer ce qu’ils sentent sont rares ».

Elle est donc l’initiatrice des notions d’attaque, de glissé, de roulé, notions devenues courantes de nos jours. Ces recherches ont occupé toute sa vie. Elle a collaboré avec Charles Ferré, médecin chef de l’Hospice de Bicêtre, pour ses recherches sur la main. Il sera son ami et son soutien moral. Elle stoppe sa carrière de concertiste et de compositrice en 1894 pour se consacrer à ses recherches sur la sonorité, l’harmonie et le toucher. Elle travaille sans relâche jusqu’à la fin et écrit dans son journal : « L’idée que je devrais m’en aller de ce monde sans être sûre que tout ce que j’ai trouvé s’incarnera dans les générations futures est bien angoissante […]. J’ai voulu travailler pour les autres. Il faut que ma musique me survive dans vos esprits et dans vos doigts ».

La relève a été prise par la suite et l’évolution continue même si elle est loin d’être encore généralisée dans l’enseignement. Hélene Grimaud évoque le toucher en d’autres termes : « Le piano est un instrument incomparable quand il est touché par un musicien chez qui rien ne subsiste du pianiste. Il est alors le plus bel outil de la musique : le musicien lui infuse son propre chant. Sur le clavier, la musique évoquée se réveille, l’épure musicale prend de la couleur et des ailes. C’est une vivante lecture de l’esprit, sonore au sens, sensible au coeur. »

Rédactrice : Patricia Cousin. Professeur de piano
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Texte extrait du mémoire réalisé dans le cadre du diplôme Médecine des arts®

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