Le diapason

Mauvais effets produits par l’exhaussement du diapason

 

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A l’époque où l’on commença en France à écrire de la musique dramatique, à produire des opéras, au temps de Lulli par exemple, le diapason étant établi, mais non fixé (ou le verra tout à l’heure), les chanteurs quels qu’il fussent n’éprouvèrent aucune peine à chanter des rôles écrits dans les limites alors adoptées pour les voix. Quand ensuite le diapason eut subi une élévation sensible, il eût du devoir et de l’intérêt des compositeurs d’en tenir compte et d’écrire un peu moins haut ; ils ne le firent pas. Cependant les rôles écrits pour les théâtres de Paris par Rameau, Monsigny, Grétry, Glück, Piccini et Sacchini, dans un temps où le diapason était de près d’un ton moins élevé qu’aujourd’huin restèrent longtemps chantables : la plupart le sont même encore, tant ces maîtres ont mis de prudance et de réserve dans l’emploi des voix, à l’exception de certains passages de Monsigny surtout, dont le tissu mélodique est disposé dans une région de la voix déjà un peu haute pour son époque, et qui l’est beaucoup trop pour la nôtre.
Spontini dans la Vestale, dans Cortez et Olympic, écrivit même des rôles de ténor que les chanteurs actuels trouvent trop bas.

Vingt-cinq ans plus tard (pendant lesquels le diapason avait rapidement monté), on multiplia les notes hautes pour les soprani et les ténors ; on vit paraître les ut naturels aigus, en voix de tête et en voix de poitrine dans les rôles de ténor ; l’ut dièse aigu dans ces mêmes rôles en voix de tête, il est vrai, mais que les anciens compositeurs n’eurent jamais l’idée d’employer. On exigea de plus en plus souvent des ténors le si naturel aigu lancé avec force en voix de poitrine (qui eût été pour l’ancien diapason un ut dièse dont il n’ y a pas trace dans les partitions du siècle dernier), les ut aigus attaqués et soutenus par les soprani, et l’on sema les rôles de basse de mi naturels hauts. Ce dernier son, trop souvent employé par les vieux maîtres sous le nom de fa dièse haut, à l’époque du diapason bas, le fut pourtant beaucoup moins qu’il ne l’est généralement aujourd’hui sous le non de mi naturel.
Enfin on multiplia tellement les intonations excessivement élevées, les sons que le chanteur ne peut plus émettre mais qu’il doit extraire avec violence, comme un opérateur vigoureux extrait une dent cariée, que, tout bien considéré, nous sommes obligés de céder à l’évidence et de tirer cette étrange conclusion : on a écrit en France pour le grand opéra de plus en plus haut au fur et à mesure que le diapason montait. On s’en convaincra aisément en comparant les partitions du siècle dernier à celles de nos jours.

Achille, dans Iphigénie en Aulide (l’un des rôles de ténor les plus hauts de Glück), ne monte qu’au si naturel, lequel si était alors ce qu’est aujourd’hui le la et se trouvait en conséquence d’un ton plus bas que le si actuel. Une seule fois il écrivit dans Orphée un ré aigu ; mais cette note unique, qui était le même son que l’ut employé trois fois dans Guillaume Tell, est présentée dans une vocalise lente en voix de tête, de façon à être effleurée plutôt qu’entonnée, et ne présente ni danger ni fatigue pour le chanteur. L’un des grands rôles de femme de Glück contient le si bémol haut lancé et soutenu avec force : c’est celui d’Alceste. Ce si bémol correspondait à notre la bémol actuel. Qui hésite maintenant à écrire pour une prima donna le la bémol et le la naturel, et le si bémol, et même le si naturel, et même l’ut ?

Le rôle de femme écrit le plus haut par Glück est celui de Daphné, dans Cythère assiégée. Un air de ce personnage, "Ah quel bonheur d’aimer !" monte par un trait rapide jusqu’à l’ut (notre si bémol d’aujourd’hui), et l’inspection de l’ensemble du rôle démontre qu’il fut composé pour une de ces cantatrices exceptionnelles, comme on en trouve dans tous les temps, qu’on appelle chanteuses légères, et dont la voix est d’une étendue extraordinaire dans le haut. Telles sont de nos jours mesdames Cabel, Carvalho, Lagrange, Zerr et quelques autres. Encore l’ut aigu de Daphné, je le répète, correspondait-il à notre si bémol, note vulgaire aujourd’hui. Madame Cabel et mademoiselle Zerr donnent le contre-fa haut, madame Carvalho aborde sans peur le contre-mi, et madame Lagrange ne recule pas devant le contre-sol de la flûte.

Les anciens compositeurs (écrivant pour les théâtres de Paris) s’obstinèrent seulement, je ne sais pourquoi, à pousser toujours dans le haut les voix graves. Dans leurs rôles de basse, on ne rencontre presque que des notes de baryton. Il n’osèrent jamais faire descendre les basses au-dessous du si bémol ; encore n’écrivirent-ils que bien rarement cette note. Il passait pour avéré à l’Opéra, encore en 1827, que les sons plus graves n’avaient pas de timbre et ne pouvaient être entendus dans un grand théâtre. Les voix de basses furent ainsi dénaturées, et les rôles de Thoas, d’Oreste, de Calchas, d’Agamemnon, de Sylvain, que j’ai entendu chanter par Dérivis père, semblent avoir été écrits par Glück et par Grétry pour des barytons. Ceux-là donc, bien qu’ils fussent alors néanmoins chantables par de vraies basses, ne le sont plus aujourd’hui.

Mais jamais Glück ni ses émules n’eussent osé demander à leurs ténors ou à leurs soprani dramatiques les sons hauts que je citais tout à l’heure et dont on abuse de nos jours. Ces excès des plus savants maîtres de l’école moderne ont eu, certes, de très fâcheux résultats. Combien de ténors se sont brisé la voix sur les ut et les si naturels de poitrine ! combien de soprani ont poussé des cris d’horreur et de détresse, au lieu de chanter, dans une foule de passages du répertoire moderne qu’il serait trop long de citer ici ! Ajoutons que la violence des situations dramatiques motivant souvent l’énergie (sinon les brutalités de l’orchestre) la sonorité excessive des instruments, en pareil cas, excite encore les chanteurs, sans qu’ils s’en doutent, à redoubler d’efforts pour se faire entendre et à produire des hurlements qui n’ont plus rien d’humain. Certains maîtres ont eu au moins l’adresse de ne pas employer les grands accords forts du plein orchestre, en même temps que les sons importants des voix, laissant, au moyen d’une espèce de dialogue, le chant à découvert ; mais beaucoup d’autres l’écrasent littéralement sous un monceau d’instruments de cuivre et d’instruments à percussion. Quelques-uns de ceux-là pourtant passent pour des modèles dans l’art d’accompagner les voix… Quel accompagnement !…

Ces défauts grossiers, palpables, évidents, aggravés par l’élégance du diapason, ne pouvaient manquer d’amener le triste résultat qui frappe aujourd’hui dans nos théâtres les auditeurs les moins attentifs.

Mais l’exhaussement du la en a encore produit un autre assez fâcheux : les musiciens chargés des parties de cor, de trompette et de cornet ne peuvent plus maintenant aborder sans danger, la plupart même ne peuvent plus du tout attaquer certaines notes d’un usage général autrefois. Tels sont le sol haut de la trompette en ré, le mi de la trompette en fa (ces deux notes produisent à l’oreille le son la), le sol haut du cor en sol, l’ut haut de ce même cor en sol (note employée par Handel et par Glück, et qui est devenue impraticable), et l’ut haut du cornet en la. A chaque instant des sons éraillés, brisés, qu’on nomme vulgairement couacs, viennent déparer un ensemble instrumental composé quelquefois des plus excellents artistes. Et l’on dit : " Les joueurs de trompette et de cor n’ont donc plus de lèvres ? D’où cela vient-il ? La nature humaine pourtant n’a pas changé." Non, la nature humaine n’a pas changé, c’est le diapason. Et beaucoup de compositeurs modernes semblent ignorer ce changement.

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