Feuilleton dramatique

On sait ce que c’est qu’un feuilleton : un article inséré au bas d’un journal, et séparé des autres matières de ce journal par un large filet. Il n’y a pas encore vingt ans, tous les journaux publiaient, le lundi de chaque semaine, un feuilleton théâtral qui rendait compte des premières représentations, des livres nouveaux relatifs au théâtre, enfin de tous les faits dramatiques qui s’étaient produits pendant les huit jours précédents. Plusieurs journaux donnaient aussi, le mardi, un feuilleton musical. Cette partie de nos journaux était confiée à des écrivains spéciaux, à des critiques exercés qui se sont acquis dans cette spécialité un renom mérité. Par malheur, cette excellente coutume a été peu à peu presque complètement abandonnée, et trois ou quatre journaux seulement à Paris ont conservé l’heureuse tradition du feuilleton. Les autres, avec la manie d’informations rapides qui s’est établie si complètement depuis quelques années, ont pris la déplorable habitude de publier leurs comptes rendus de théâtre le lendemain même des premières représentations. Or ceci est la négation même et la mort de la critique proprement dite. Il est impossible en effet à un écrivain, quels que puissent être son talent et sa compétence, de donner une opinion raisonnée, alors qu’il n’a eu le temps no de réfléchir, ni d’analyser ses impressions, ni de coordonner ses idées. D’ailleurs, la véritable critique ne peut procéder que par comparaison, par rapprochements entre une œuvre nouvelle et celles du même genre qui l’ont précédée ; elle doit généraliser ses idées pour justifier les raisons qui la portent à approuver ou à blâmer certaines tendances, certains principes littéraires ou artistiques. Comment tout cela pourrait-il se produire avec des comptes rendus faits à la hâte, improvisée au sortir d’une salle de spectacle, alors que l’écrivain, l’esprit encore obscurci par tour ce qu’il vient de voir et d’entendre, n’a pu dégager nettement ses impressions et de rendre à lui-même un compte exact de leur valeur. D’autre part, il arrive ceci, que le critique, autrefois maître de son feuilleton, pouvait se débarrasser, en quatre ou cinq lignes dédaigneuses, d’une production sans valeur et sans importance, et accorder toute son attention à une œuvre sérieuse, qui parfois soulève tout un monde d’idées et amène l’étude de questions littéraires, ou artistiques, ou sociales, du plus haut intérêt ; tandis qu’aujourd’hui, obligé de consacrer un article spécial aussi bien à une pochade inepte ou sans conséquence qu’à une œuvre puissante et de haut vol, il donne en apparence autant d’importance à l’une qu’à l’autre, et éprouve le regret de trouver toujours trop long l’article qu’il consacre à la première, et toujours trop court celui qui concerne la seconde. De tout ceci il résulte, comme nous le disions, que la critique théâtrale se meurt, et que c’en sera fait bientôt d’elle, si l’on ne revient à des pratiques plus saines, plus rationnelles et plus intelligentes.
Dictionnaire pittoresque et historique du théâtre d'Arthur Pougin, 1885


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