Créer un rôle

En France, on se sert du mot créer pour indiquer que tel ou tel artiste a établi tel ou tel rôle dans une pièce nouvelle. On dira dans ce sens : « Déjazet et Achard ont créé les rôles d’Indiana et Charlemagne, « parce que ce sont ces deux artistes qui ont joué ce vaudeville à Paris pour la première fois ; ou bien : « M. Got est le créateur du rôle de Giboyer, » parce que c’est ce grand comédien qui a joué originairement le rôle de Giboyer, » parce que c’est ce grand comédien qui a joué originairement le rôle de Giboyer à la Comédie-Française ; ou bien encore : « Mercadet est l’une des plus belles créations de Geoffroy, » parce que c’est Geoffroy qui a établi naguère le rôle de Mercadet au Gymnase.
Quelques personnes trouvent dans ces mots : créer, création, ainsi employés, une preuve d’orgueil de la part des comédiens, et de bons esprits s’y sont trompés, entre autres Rossini, qui a écrit une lettre n’a jamais été publiée en français, il ne me semble pas sans intérêt de la traduire ici. La voici : Casa, 12 février 1851.
Très aimable monsieur Guidicini
Je suis débiteur envers vous d’une réponse à votre biller courtois, dans lequel vous me posiez une question musicale. La question toutefois est plutôt de mots que de substance, et par conséquent je m’en expliquerai brièvement. Je vous dirai donc que le bon chanteur, pour bien remplir sa partie, ne doit être autre chose qu’un vaillant interprète des inspirations du maestro compositeur, cherchant à les exprimer avec toute l’efficacité possible et les mettant dans toute la lumière dont elles sont susceptibles. D’autre part, les instrumentistes ne doivent être que les exécutants soigneux de ce qu’ils trouvent écrit. Enfin, le maestro et le poète sont les seuls véritables créateurs. Quelques chanteurs peuvent seuls se permettre quelquefois certains ornements accessoires ; et si l’on veut appeler cela création, ce qui se dit en effet, il n’en est pas moins vrai que cette création est malheureuse, car elle gâte bien souvent les pensées du maestro et leur enlève la simplicité d’expression qu’elles devraient avoir. Les Français emploient l’expression : créer un rôle, mais c’est là un francésisme vaniteux, qu’on applique seulement aux chanteurs qui les premiers exécutent une partie importante dans un opéra, voulant indiquer de cette façon qu’ils se font presque le modèle à imiter ensuite par les autres chanteurs qui sont appelés plus tard à remplir le même rôle. Mais ici même le mot créer semble peu approprié, puisque créer veut dire tirer de rien, et que le chanteur opère sur quelque chose, c’est-à-dire sur la poésie et sur la musique, qui ne sont point sa création.
Voilà tout ce que je puis vous dire, et il me paraît que cela répond suffisamment à votre demande. Il ne me reste qu’à vous saluer et à me déclarer avec toute l’estime possible. Votre bien dévoué serviteur
Gioacchino Rossini.
Rossini lui-même se trompait sur la valeur de la signification qu’on attache en France à ces mots : créer, création, créateur, en matière de théâtre. Il n’y a point là de prétention de la part des artistes, et la preuve, c’est que l’expression s’applique aussi bien aux œuvres qu’à ceux qui les interprètent. C’est ainsi qu’on dira indifféremment « les créateurs de telle pièce à la création, lorsqu’elle a été créée », c’est-à-dire lorsque la pièce a été jouée pour la première fois. On a adopté un mot pour éviter une périphrase et voilà tout.
Dictionnaire pittoresque et historique du théâtre d‘Arthur Pougin, 1885


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