Aïda

Deuxième acte

Le chœur des femmes qui ouvre le deuxième acte, précédé d’accords de harpe d’une tonalité un peu étrange, est assez joli. La phrase d’Amnéris : Ah ! vieni, amor moi, m’inebbria, sert de rentrée à la reprise de ce chœur et le termine ensuite d’une manière originale. Pendant que les esclaves continuent à parer leur maîtresse pour la fête triomphale, on exécute une danse mauresque. Le compositeur a harmonisé, avec beaucoup d’habileté, la mélodie bizarre qu’il a choisie ; il y a un passage de tierces et sixtes consécutives sur le sol pédale, qui rappelle l’organum du moyen âge, la diaphonie et les jeux de mutation de l’orgue. Dans les Troyens (voir ce mot), Berlioz avait aussi imaginé d’harmoniser de prétendus airs carthaginois, mais sans succès.

Ici M. Verdi est parvenu à rendre tolérables ces mélodies vraiment barbaresques. Lorsque Aïda fait son entrée en portant la couronne, et qu’Amnéris, pressentant en elle une rivale, va lui arracher par la ruse le secret fatal, l’orchestre fait entendre le motif du prélude. Cette pensée est heureuse parce que, en effet, toute la force du drame est concentrée dans la scène qui va suivre. Dans la première partie de ce beau duo, entre l’esclave, fille du roi éthiopien, et la fille du Pharaon, chaque phrase mélodique est parlante. Les accords qui en accompagnent le début témoignent assez de la résolution qu’à prise M. Verdi, d’en finir avec la réputation d’harmoniste négligent que certains critiques ont cherché à lui faire.

Fu la sorte dell’ armi à tuoi funesta,
Povera Aïda !

Je ne crains pas d’affirmer que, depuis la publication de la Messe solennelle de Rossini, qui a été un événement pour les musiciens instruits, il n’a rien été fait à ma connaissance, de plus remarquable que la partition d’Aïda, surtout sous le rapport du travail harmonique. Le cantabile d’Amnéris est caressant et de nature à tromper la malheureuse captive. La passion de celle-ci se révèle malgré elle dans une phrase pleine d’élan : AMore, amore ! L’adagio : Ah ! pietà ti prenda del moi dolor, n’a qu’une phrase de huit mesures ; mais elle est pathétique. Amnéris triomphe de sa rivale avec une suprême insolence et sur les notes du chœur qui demande, dans la coulisse, la mort du roi vaincu, lance une phrase pleine de haine et d’orgueil, et abandonne Aïda à son désespoir. Dans la deuxième partie de ce duo, M. Verdi a accumulé les modulations et les altérations, de telle sorte qu’il n’y a plus de tonalité principale ; l’effet dramatique seul est produit ; quant au discours musical, mais elles ne parviennent pas à dissimuler la vulgarité des idées. Je ne parle que du dernier mouvement : Ah ! pietà ! Che più mi resta ? Tout le reste m’a semblé fort remarquable. Les accents douloureux d’Aïda sur les mots : Numi, pietà ! qui se perdent derrière la scène, rappellent l’effet vocal produit dans une situation toute différente par Gilda dans Rigoletto. Le finale du deuxième acte d’Aïda est non-seulement le plus grand effort du compositeur, mais c’est une des conceptions les plus grandioses de l’art musical contemporain.  L’importance de la mise en scène, la magnificence du spectacle, la diversité des intérêts des personnages, l’action forte du drame, tout d’ailleurs contribuait à soutenir à une hauteur inaccoutumée l’inspiration du compositeur. Je n’ai pas entendu l’opéra, puisqu’au moment où j’écris ces lignes il n’a pas encore été représenté à Paris ; mais je ne crois pas me tromper en annonçant, d’après la lecture attentive de la partition, que ce finale fixera l’attention du public et restera gravé dans la mémoire de ceux qui l’auront entendu comme une œuvre sinon parfaite, du moins puissante et semée çà et là de beautés de premier ordre. Le chœur triomphal : Gloria all’ Egitto, est sonore et conduit magistralement ; la fanfare de la troupe égyptienne est bien caractérisée et offre une modulation d’un brillant effet de la bémol en si naturel, ou plus correctement en ut bémol ; car cette fois l’auteur a bien voulu recourir à l’effet enharmonique et ne pas charger sa musique de bémols et de doubles bémols, ce qui rend souvent difficile l’exécution de quelques passages qu’une notation moins prétentieuse simplifierait beaucoup. Le ballabile en ut mineur ne me plaît pas ; c’est encore, sans doute, un motif indigène dont l’auteur a voulu tirer parti ; il est fort désagréable à entendre. Quelle manie singulière, sous prétexte de coeur locale, d’entacher d’un réalisme douteux une œuvre servie par une langue artistique tellement perfectionnée, que des faits historiques ou imaginaires y sont exprimés et développés avec plus de force et d’intérêt qu’ils ne l’ont été dans le siècle même de leur existence ! Quelle aberration de croire augmenter l’effet de la composition idéale, en y introduisant de petits ponts-neufs qui tirent plutôt leur origine d’un cabaret de fellahs modernes que de la cour de Sésostris ! Il y aurait bien des choses à dire sur cette manière d’entendre l’esthétique musicale. La reconnaissance du roi Amonasro par sa fille ; les supplications des captifs, la sympathie du peuple en leur faveur, les imprécations des prêtres qui, au nom des dieux de l’Egypte, sollicitent leur mort des dieux de l’Egypte, sollicitent leur mort ; les passions diverses qui agitent Radamès, Aïda, Amnéris ; la majesté du Pharaon, l’espoir de la vengeance que nourrit le roi captif, tout cela est peint avec force et un grand effet d’ensemble. AU point de vue technique, l’idée principale chantée par Amonasro : Ma tu, re, tu signore possente, est excellente. L’harmonie un peu compliquée et modulante qui l’accompagne ajoute au caractère d’une simple prière des pensées secrètes, et exprime l’espérance non avouée du chef éthiopien de reconquérir sa liberté et ses Etats. Ce motif, en fa, sert de sujet à de magnifiques développements. Lorsque le roi a donné à son lieutenant la main de sa fille Amnéris, le finale prend une autre forme et rentre dans les données ordinaires. Cette forme est certainement fort belle ; c’est celle dont M. Verdi a fait usage dans la plupart de ses opéras, et avec un grand succès dans Ernani. Cette mélopée large et dramatique, sur un rythme formé de sixains ou de doubles triolets, est due primitivement à Rossini, ne l’oublions jamais. Donizetti y a ajouté un grand perfectionnement dans le sextuor de Lucie. Mercadante l’a employée souvent, et enfin M. Verdi l’a faite sienne, en lui donnant encore plus d’accent et de nerf ; la dernière partie : Ah ! qual speme omai più restami ? termine dignement, par un cri de douleur, ce magnifique finale.

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