Âge

Ce que nous avons dit sur la figure, on peut le dire sur l’âge pour les personnes du théâtre. La plupart des spectateurs souhaiteraient de ne voir sur la scène que des figures propres à charmer les yeux. Ils souhaiteraient aussi de n’y voir que des sujets qui fussent dans leur printemps. Nous avons prouvé que la première de ces prétentions était déraisonnable (Voyez Figure). La seconde ne l’est pas moins. De même qu’un personnage, qui se pique mal à propos de beauté, nous divertit d’autant plus que cette perfection se trouve moins dans la personne qui le représente, un personnage qui aspire mal à propos aux prérogatives de la jeunesse, doit faire d’autant plus d’effet qu’il est représenté par une personne  qui ne pourrait elle-même vouloir passer pour jeune sans se donner un ridicule. Quelques acteurs comiques gagnent donc, en diverses circonstances, à n’être plus dans l’âge destiné pour l’amour et pour les plaisirs. Nous exhortons les comédiens, et surtout les comédiennes, à ne pas abuser de ce principe. Quand ils ne peuvent plus que déplaire au spectateur, qu’ils ne s’obstinent pas à se présenter à ses regards. Que même avant le temps où ils sont condamnés à quitter leur profession, ils aient le courage de renoncer aux rôles qui ne leur conviennent plus. Les uns et les autres doivent toujours se souvenir qu’au spectacle nous sommes infailliblement blessés de tout ce qui nous donne occasion, en nous rappelant les infirmités de la nature humaine, de faire des retours fâcheux sur nous-mêmes. Pour l’ordinaire, lorsqu’on est devenu un objet plus capable d’inspirer la tristesse que d’exciter le plaisir, le meilleur parti qu’on ait à prendre est celui de la retraite. Il paraîtra presque toujours extravagant que des personnes à qui l’usage du monde interdit même la satisfaction de partager, du moins trop fréquemment, les amusements publics, s’arrogent le droit d’en être les héroïnes. Un talent unique, ou extrêmement supérieur, peut à peine nous faire souffrir un acteur ou une actrice, dont les traits flétris nous annoncent le sort qui nous attend. Les hommes peuvent plus impunément que les femmes jouer la comédie dans un âge avancé. C’est sans doute parce que, soutenant mieux qu’elles les attaques de la vieillesse, ils nous la montrent sous une image moins affligeante. Ce qu’on demande  aux personnes qui sont autorisées par la supériorité de leurs talents à ne pas se presser de quitter le théâtre, c’est lorsqu’elles seront maîtresses du choix de leurs rôles, elles ne choisissent que ceux qui ne contrastent pas trop avec leur âge. On ne peut pas s’accoutumer à entendre donner à un acteur sur le théâtre le nom de fils par des actrices dont il pourrait être le père, et quelquefois même l’aïeul. Renoncer aux rôles qui leur conviennent plus, est un effort qu’on aurait bien moins de peine à gagner sur l’esprit des acteurs que sur celui des actrices, qui ont toujours plus de prétentions du côté de la figure, et qui savent rarement se rendre justice. – « J’ai joué hier tel personnage, se disent-elles chaque jour, pourquoi ne le jouerais-je pas encore aujourd’hui ? » Le sacrifice  de certains rôles, qui leur rappelle celui qu’il faut faire de leur jeunesse, leur coûte trop pour pouvoir s’y déterminer d’elles-mêmes, avant que d’en avoir été averties par quelque désagrément, qui leur annonce qu’elles doivent songer à la retraite. Les acteurs devraient se rendre justice, et de longue main se précautionner, afin de pouvoir prendre décidément un parti, quand il en serait temps. Rien de si désagréable, rien qui rappelle une idée plus affligeante, que de voir des rôles de vieux ou de vieilles représentés par des acteurs ou des actrices qui le sont à un point trop sensible. On ne veut au théâtre que l’imitation de la nature, non la nature même, et encore moins ses infirmités, qui ne peuvent qu’attrister le spectateur par de fâcheuses réflexions.

Encyclopédie de l'art dramatique / par C.-M.-Edmond Béquet - 1886