Africaine (L’)

Opéra en cinq actes, paroles de Scribe, musique de G. Meyerbeer, représenté à l’Opéra le vendredi 28 avril 1865. Le livret de l’Africaine fut proposé au célèbre compositeur en même temps que celui du Prophète, c’est-à-dire en 1840. Ce dernier eut la préférence, c’est-à-dire en 1840. Ce dernier eut la préférence ; néanmoins, Meyerbeer travailla simultanément à la musique des deux ouvrages, et, en 1849, peu de jours après la première représentation de l’opéra du Prophète, la partition de l’Africaine était entièrement écrite, d’après l’assertion de M. Fétis, qui jouissait de l’intimité et de l’entière confiance du maître. Le livret laissait beaucoup à désirer, et Scribe fut invité à le retoucher. Qu’était-il donc alors, puisque les améliorations l’ont laissé aussi pitoyable que nous le connaissons ? Ce fut en 1852 que le nouveau manuscrit fut livré à Meyerbeer. Il y conforma sa partition, et son travail fut entièrement achevé en 1860. Tout compte fait, la gestation de l’Africaine dura vingt ans, et son éclosion sembla coûter la vie à son auteur, car le grand compositeur mourut, au milieu des préparatifs de l’exécution, le lundi 2 mai 1864, le lendemain du jour où la copie de sa partition venait d’être achevée dans sa maison même de la rue Montaigne et sous ses yeux.

Vasco de Gama est le héros du livret ; triste héros ! Depuis deux ans qu’il est partir pour explorer le nouveau monde, Inès, sa fiancée, lui garde un fidèle souvenir. Elle espère le revoir ; mais don Diégo, son père, cédant aux ordres du roi, lui ordonne de renoncer à son amour et d’accepter pour époux le président du conseil, l’ambitieux et traître don Pedro. D’ailleurs, celui-ci montre sur une liste funébre le nom de Vasco de Gama parmi ceux des marins engloutis dans un récent naufrage. Le conseil s’assemble, et qui paraît devant lui ? Vasco lui-même échappé à la tempête. Cependant, plein de confiance dans le succès d’une nouvelle entreprise, il expose ses projets, et, pour convaincre les membres du conseil, il demande qu’on introduise deux esclave qu’il a amenés.

Il n’ y a qu’un instant, Scribe nous disait que Vasco était le seul survivant du naufrage ; maintenant voilà deux esclaves qui au lieu de profiter de la circonstance pour reconquérir leur liberté, suivent docilement leur maître à la nage, et jusque dans la salle du conseil.

Deux esclaves, qui sont d’une race inconnue,
Sur le marché des noirs avaient frappé ma vue
En Afrique. Ils sont là.
Des peuples ignorés ils prouvent l’existence.
Sous le soleil d’Afrique ils n’ont pas pris naissance,
Ni dans ce nouveau monde aux Espagnoles soumis.
Voyez-les.

Ainsi s’exprime le navigateur sans penser qu’il se met en contradiction avec le titre même de l’opéra. Comment ! Sélika, cette belle esclave qui s’appelle l’Africaine, n’est pas née en Afrique ? Le genre dramatique comporte bien des licences, mais celle-là passe la mesure. Tout en appartenant à une race inconnue, Sélika et Nélusko ne parlent pas moins couramment la même langue que les membres du conseil et Sélika serait assez disposée à revendiquer son titre de fille d’Eve, si son farouche compagnon ne l’invitait au silence, en lui rappelant qu’elle est reine quoique esclave :

Pour être dans les fers, n’es-tu plus souveraine ?
Par les Dieux que notre île adore, par Brahma
Ne trahis pas ton peuple, ô reine Sélika !

Don Pedro use de son influence pour faire repousser par le conseil la demande de Vasco. Celui-ci s’emporte, cite l’exemple de Christophe Colomb, insulte le tribunal et s’écrie :

Si la gloire de ma patrie
Par vous est lâchement trahie,
Tribunal aveugle et jaloux,
La honte un jour retombera sur vous.

Des vers si plats, proposés à la musique de Meyerbeer, méritent … la prison. Aussi le grand inquisiteur y fait conduire immédiatement l’orgueilleux et peu poétique Vasco de Gama. Malgré les fautes du livret, et grâce à la musique, ce premier acte a de la grandeur et de l’intérêt. C’est le meilleur de l’opéra.

Au second acte, Vasco est endormi dans sa prison. Sélika veille auprès de son maître, pour lequel elle a conçu une violente passion, Nélusko, cédant à un accès de jalousie, veut poignarder Vasco. Sélika arrête son bras, et s’acquitte ainsi envers son bienfaiteur autant par amour que par reconnaissance. Elle ne fait pas mystère de ses sentiments.

De sa souffrance
Je me sens mourir
Puisse le calme revenir
Dans ton cœur agité, toi qui, voyant mes larmes,
Pour m’acheter vendis tout, jusques à tes armes.

Voilà qui est bien mal écrit en français. Quand on est académicien, on devrait avoir plus de souci de sa gloire.

Il y a une carte de géographie accrochée au mur de la prison, et la sauvagesse Sélika paraît l’avoir étudiée à fond. Elle démontre au navigateur portugais qu’il n’est qu’un ignorant, qu’il doit suivre telle route et arriver à une grande île. Vasco, touché de la leçon de géographie plus encore que des charmes de l’institutrice, jure à Sélika un amour éternel. Il est surpris au milieu de sa déclaration par la visite d’Inès qui, pour le sauver, a consenti à épouser le président du conseil ; ce qui est d’une invraisamblance choquante. Vasco s’aperçoit qu’Inès est jalouse de Sélika. Que fait-il pour calmer ses soupçons ? il a la bassesse de la lui céder à titre d’esclave ainsi que Nélusko. Voilà un héros d’opéra à la façon de M. Scribe. Le troisième acte se passe sur le fameux vaisseau dont la construction a retardé de plusieurs mois la première représentation de l’ouvrage. Do Pedro, accompagné d’Inès, commande l’expédition ; mais en réalité, il suit les conseils de Nélusko, qui, pour assouvir sa soif de vengeance, fait faire de fausses manœuvres, et envoie le navire se briser contre les écueils. Vasco a frêté un bâtiment à ses frais ; il a suivi Don Pedro ; effrayé du péril qui menace son rival, il l’aborde et l’en informe. Don Pedro méconnaît le sentiment qui le fait agir, et ordonne que Vasco soit attaché au grand mât et fusillé. Au moment où il donne cet ordre, le vaisseau se brise sur des rochers, et une troupe de sauvages l’envahit aussitôt. D’où viennent ces sauvages ? Comment ont-ils pu arriver jusqu’au bâtiment sans qu’on se soit douté de leur présence ? C’est ce qu’on ne s’est pas mis la peine d’expliquer.

Sélika a repris, dans le quatrième acte, les attributs de sa royauté insulaire. Tous les prisonniers, au nombre desquels se trouvent Vasco de Gama, vont être égorgés. Pour sauver un amant aussi lâche qu’infidèle, Sélika imagine de déclarer qu’il est son époux. Pour le prouver, tous deux accomplissent les cérémonies en usage chez ces peuplades barbares. Non seulement Vasco s’y soumet ; il renchérit encore sur ses protestations d’amour du second acte :

Vers toi, mon idole,
Tout mon cœur s’envole,
Et pour toi j’immole
Ma gloire à venir.
D’amour frémissante
Mon âme est brûlante,
L’espoir et l’attente
Me font tressaillir.

Les vers ne sont pas meilleurs, ni les serments plus sincères. La voix d’Inès se fait entendre et les feux de Vasco changent de direction pour la quatrième fois.

Quant à la pauvre fille Sélika, il ne lui reste plus qu’à mourir. Comme Didon, une vraie Africaine au moins celle-là, elle ne se perce pas le sein d’un glaive sur un bûcher, en maudissant le perfide Troyen qui l’abandonne ; elle choisit un genre de mort plus bizarre et aussi impossible que les circonstances qui ont amené ce tragique dénouement. Elle ordonne à Nélusko de favoriser le départ d’Inès et de Vasco. Dès qu’elle voit le navire gagne la pleine mer, elle se couche sous un mancenilier, et s’abandonnant à son désespoir amoureux ; elle meurt. Le fidèle et incompris Nélusko accourt pour recueillir le dernier soupir de sa souveraine adorée. A son tour, il aspire à longs traits les fleurs du mancenillier, et subit le même sort. L’ombrage de cet arbre est-il mortel ? M. Scribe a dit oui, les naturalistes disent non. Si l’analyse que nous venons de faire du livret de l’Africaine démontre les défauts les plus saillants de la conception littéraire de la pièce, que serait-ce donc si on relevait les pensées ridicules émises par chaque personnage, et les expressions grotesques, et les fautes de français ?

Giacomo Meyerbeer

Meyerbeer plus qu’un autre intervenait dans la composition du livret. Il donnait des indications, demandait des scènes, des changements, des mots même appropriés à ses pensées musicales. Il n’était pas toujours heureux ; car le sens littéraire n’était pas chez lui très exercé ; cependant c’est à cette volonté indépendante et ferme que nous devons la magnifique scène de la conjuration, des Huguenots, le duo du quatrième acte, composés sur la demande du musicien par M. Emile Deschamps au défaut de Scribe. En général, la solidarité du poéte et du musicien ne saurait être déclinée par ce dernier. C’était l’avis de Weber, qui s’exprimait ainsi dans une de ses lettres : « Un compositeur est responsable du sujet qu’il traite : vous ne vous imaginez peut-être pas qu’on mette un libretto dans la main d’un compositeur, comme dans celle d’un enfant l’on met une pomme. » Une fois ces réserves faites, il ne nous reste plus qu’à admirer ce merveilleux effet des deux forces de l’art ; le rythme et l’harmonie mélodieuse. La nature des idées nous reporte plus volontiers à l’époque des Huguenots qu’à celle du Prophète ; mais le style est devenu d’une clarté suprême sous la plume exercée de l’infatigable maître, et, sous ce rapport, le même fait se remarque entre les Huguenots et l’Africaine qu’entre le Don Juan de Mozart et sa Flûte enchantée. Dans les premiers ouvrages, plus de force dramatique, plus de souffle inspiré ; dans ceux de la dernière heure, un exercice plus magistral de la faculté d’écrire, une expression immédiate et limpide e la pensée, la perfection de la forme en un mot. Les preuves de cette thèse nous entraîneraient trop loin. Le letteur bénévole suppléera par l’étude de la partition à ce que nous ne pouvons indiquer ici.

Personne n’a gardé plus constamment que M. Fétis une foi robuste dans le génie de Meyerbeer et n’a plus contribué que lui à consolider sa gloire. Ce fut à lui que la famille du compositeur s’adressa pour diriger l’étude du chef-d’œuvre et présider à son exécution. Le vieil athlète musical se voua pendant de long mois à cette tâche ardue avec une activité que son amitié pour l’illustre maître et ses quatre-vingt ans rendaient admirable et touchante. Le principal interprète choisi par Meyerbeer, le ténor Naudin, a failli compromettre le succès de l’Africaine par son jeu insuffisant, son accent étranger, sa déclamation ridicule.

Voici la première distribution de la pièce :

  • Vasco de Gama … MM. Naudin
  • Don Alvar … Warot
  • Nélusko … Faure
  • Don Pedro … Belval
  • Le grand inquisiteur … David
  • Le grand-prêtre de Braham … Obin
  • Sélika … Mme Marie Sasse
  • Inès … Mlle Marie Battu

Le ténor Villaret remplaça Naudin vers la fin de 1866, et le rôle de Vasco y gagna. Son caractère, mal dessiné par Scribe, l’empêche de devenir meilleur.

Naudin

Si nous voulions signaler les beautés musicales que renferme cette belle partition, il nous faudrait presque tout citer. Nous devons nous borner à rappeler les morceaux principaux. Dans le premier acte, la romance d’Inès : Adieu, mon doux rivage, gracieusement accompagnée par la flûte et le hautbois ; le grand finale, qui renferme cinq scène développées, et dont l’effet puissant peut être comparé à celui de la bénédiction des poignards dans les Huguenots. L’air du sommeil, qui ouvre le second acte : Sur les genous, fils du soleil, est ravissant. C’est une berceuse originale, pleine d’abandon, et cependant entrecoupée d’accents très dramatiques. L’air de Faure : Fille des rois, à toi l’hommage, a bien le caractère sombre qui convient à ce sauvage fanatique. Le finale de ce second acte est sans exemple au théâtre. C’est un septuor vocal sans accompagnement, dont l’effet est aussi neuf qu’imprévu. Dans l’acte du vaisseau, on ne remarque que trois morceaux : le gracieux chœur de femmes : Le rapide et léger navire ; la prière : O grans saint Dominique, et la ballade chantée par Faure : Adamastor, roi des vagues profondes, qui est bien supérieure au Piff paf des Huguenots, et au chant analogue dans le Prophète : Aussi nombreuses que les étoiles.

La grande marche indienne, qui accompagne la cérémonie du couronnement de Sélika, ouvre le quatrième acte. Par l’originalité du rythme, la disposition des masses instrumentales, le goût avec lequel sont groupées les diverses sonorités de l’orchestre, cette marche indienne est le ched d’œuvre de Meyerbeer, et ne le cède en rien à l’effet de l’ouverture si admirable de Struensée. Nous passons rapidement sur l’air de Vasco : Paradis sorti du sein de l’onde : les phrases mélodiques en sont ravissantes ; mais la situation du héros au milieu des sauvages, les paroles qu’il leur adresse : « Eh ! par pitié pour ma mémoire, laissez-moi la vie ; me priver de la gloire d’avoir découvert votre île ! Vous ne la voudrez pas ! » tout cela est ridicule.

L’oreille est charmée, mais le sourire est sur les lèvres. Nous arrivons au grand duo : ici, tout est admirable, enivrant, suave. La passion tendre, l’extase de l’amour, ont rarement été exprimées avec cette force. On a eu tort de le comparer au duo du quatrième acte des Huguenots. Il n’y a d’analogie que dans les phrases : Nuit d’ivresse, et Tu l’as dit : oui, tu m’aimes ! Tout le reste est aussi dramatique que le duo de l’Africaine l’est pau. Au début du cinquième acte, l’arioso chanté par Mlle Battu : Fleurs nouvelles, arbres nouveaux, a été supprimé, ainsi qu’un tiers de la partition originale. Les parties supprimées ne sont pas moins bien traitées et moins intéressantes que les morceaux conservés. L’impossibilité de faire durer une représentation sept ou huit heures a fait consommer ce sacrifice. La grande scène du nancenillier est annoncée par le fameux prélude à l’unisson qui électrise la salle. Cette phrase vigoureuse est dite par les violons, altos, violoncelles, clarinettistes et bassons. LA nature de l’effet produit tient plus à la sonorité et à la bonne exécution qu’à l’invention mélodique ; il en résulte une sensation plutôt acoustique que musicale. Sélika chante, pendant ce dernier tableau, des mélodies tour à tour suaves, véhémentes, pleines de caresses et de passion. L’orchestration dialogue admirablement avec cette sauvagesse qui veut mourir non de désespoir, mais d’amour. Cette situation imaginée par les auteurs est si forcée que le spectateur est peu ému. Pourquoi n’avoir pas simplement donné à Sélika abandonnée les sentiments de douleur, d’égarement, de passion désespérée des Didon, des Sapho, des Ariane ? Meyerbeer n’aurait pas été moins puissant, moins inspiré, et cette dernière scène, traitée par lui aurait certainement fait pâlir les quinze ou vingt opéras consacrés à peindre une douleur toujours sympathique, parce qu’elle est naturelle et légitime.

Le public préférera probablement Robert et les Huguenots, peut-être même le Prophète à l’Africaine ; mais cette dernière partition offre aux musiciens une telle abondance de richesse rythmiques, de combinaisons harmoniques et instrumentales, qu’elle sera à leurs yeux le monument le plus impérissable de la gloire de Meyerbeer.


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