Mémoire (La)

L’une des qualités essentielles du comédien. Dans une grande ville comme Paris, où l’on joue la même pièce pendant des mois entiers, parfois durant toute une année, peu d’efforts sont à faire par les acteurs quant à la mémoire. Il n’en est pas de même en province, surtout dans les villes de peu d’importance, où les spectacles doivent être sans cesse renouvelés, et où le seul travail relatif à la mémoire doit être une des grandes préoccupations du comédien. On en jugera par ce fait que chaque artiste s’oblige, par une clause de son engagement, à apprendre cinquante lignes par jour, et que ce nombre peut être doublé au besoin. Or, comme tandis qu’on apprend un rôle on en répète souvent un autre et qu’on en joue un troisième, il faut convenir que les efforts de mémoire ne sont pas peu de chose pour un acteur chargé d’un emploi important.
On sait, d’ailleurs, combien la mémoire est chose inégale. Aussi voit-on certains comédiens apprendre avec une facilité surprenante, tandis que d’autres sont obligés à un travail opiniâtre pour parvenir à être à peu près sûrs de leurs rôles. Encore en voit-on, et même à Paris, qui n’obtiennent jamais un résultat complet, et qui jamais n’ont pu dire un rôle à la lettre. Chacun, au surplus, à sa manière d’étudier. Lekain, dit-on, avait l’habitude, pour apprendre un rôle, de le lire d’abord deux fois le matin et deux fois le soir ; après avoir procédé ainsi pendant quelque temps, il apprenait les vers. Larive, dans sa jeunesse, apprenait ses rôles couplet, ce qui le fatiguait beaucoup ; plus tard, il s’accoutuma à lire dix fois, vingt fois un rôle tout entier, sans se préoccuper de sa mémoire ; quand il l’avait bien compris, il le savait.
On conçoit que les manques de mémoire, lorsqu’ils se produisent en scène, rendent froide l’action du comédien et sont destructifs de toute illusion, tandis que la sûreté de la mémoire donne au jeu de l’acteur beaucoup d’aisance, de naturel et de vérité. Un fait est à remarquer au théâtre : c’est que, à de rares exceptions près, les femmes sont imperturbables sous le rapport de la mémoire. Apportent-elles plus de soin dans leur travail ? Il n’y a pas de raison de le supposer. Il faut plutôt croire à une faculté naturelle en ce qui les concerne.
Heureusement, le souffleur est toujours là non seulement pour venir en aide aux mémoires rebelles, mais pour remédier aux absences accidentelles dont sont victimes certains comédiens pourtant très sûrs d’eux. Cela n’empêche pas qu’il ne se produise parfois quelque incident singulier, et les annales du théâtre ont conservé le souvenir de quelques-uns, dont les acteurs se tiraient avec plus ou moins d’habileté et de sang-froid. On cite ce trait de Mlle Fanier, qui, jouant dans la Métromanie le personnage d’une soubrette qui étudie un rôle pour le jouer après ce vers :

Et je prétends si bien représenter l’idole…
Sans se troubler, elle en forge aussitôt un autre, et dit :
Mais j’aurai plus tôt fait de regarder mon rôle.

Elle tire alors tout naturellement son rôle de sa poche, et, prenant ainsi le temps de se rafraîchir la mémoire, continue ensuite sans broncher. Un autre acteur de la Comédie-Française fut un jour moins heureux ; il s’arrête dans une tragédie à cet hémistiche :
J’étais dans Rome alors…
et ne peut aller plus loin. Voyant, après avoir répété deux ou trois fois ce demi-vers, que le souffleur ne venait pas à son secours, il l’interpelle avec dignité et lui dit d’un ton hautain : Eh bien, maraud, que faisais-je dans Rome ? On juge de l’effet. Un autre encore, dans Mithridate, vieux comédien rompu à la cadence du vers tragique et habitué à sa régularité, est pris d’une absence soudaine à cet endroit :

Quand le sort ennemi m’aurait jeté plus bas,
Vaincu, persécuté…

Ne trouvant pas la fin du vers, il en termine la mesure en y substituant machinalement ces syllabes cabalistiques : tati, tatou, tata. Vingt fois nous avons agir de même à la Comédie-Française un artiste d’ailleurs distingué, Leroux, mort aujourd’hui depuis quelques années, et qui de sa vie n’avait pu se graver un rôle dans la tête. A chaque instant il cousait ainsi des mots sans suite à la fin de tel vers qu’il ne pouvait se rappeler.

Dictionnaire pittoresque et historique du théâtre d‘Arthur Pougin, 1885.


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