Audition colorée

Autres observations sur l'audition colorée

Madame J…, mère de Madame B…
Cette dame, de constitution solide, avait la vue très bonne. On pourrait en dire autant de l’ouïe, n’était que depuis l’âge de cinquante ans, elle éprouvait des troubles auditifs consistant en un défaut d’orientation du son. Il nous est impossible de rapporter en détail les particularités de ce cas, celle qui en fait l’objet n’étant plus. Nous pouvons d’ailleurs nous en passer puisque, nous dit Mme B…, sa mère apercevait, pour les différents lettres, les même couleurs qu’elle-même, sauf pour l’i qui lui donnait une sensation jaune et l’u qui lui apparaissait rouge.

Monsieur J…, frère de Madame B…
D’une bonne culture intellectuelle, et très au courant des choses de la musique, M. J… n’a pas de profession, et occupe ses loisirs dans la promenade, la lecture, la peinture, le modelage, le dessin et la musique. Il aime passionnément celle-ci et adore en particulier la musique de Wagner, qui lui donne la sensation d’une atmosphère lumineuse, variant successivement de couleur.
Depuis son enfance, il a toujours coloré les sons, et souvent, dans son jeune âge, des discussions survenaient entre lui et sa sœur, à cause de la divergence de sensation chromatique que leur faisait éprouver et accuser un même son. Nous nous plaisons à enregistrer ce fait comme une preuve de la sincérité des sensations accusées alors par les deux enfants, sensations qui n’ont pas varié depuis lors.

Comme sa sœur, M. J… est particulièrement sensible aux sons vocaux. Les sons musicaux, du moins pris séparément, ont peu d’action sur ses sensations colorées. Remarquons encore ici que c’est le son seul des voyelles et des mots, à l’exclusion de leurs formes graphiques, de leur signification, qui éveille l’image colorée. Les nuances de couleurs éveillées par les différents voyelles et diphtongues étant souvent très difficiles à rendre par des mots, M. J… qui s’occupe de peinture, avons-nous dit, a eu l’excellente idée de composer une palette des sensations colorées éprouvées par lui à l’audition de ces lettres. Voici les sensations qu’il perçoit, telles qu’il nous les a décrites dans ses déclarations, avant de les rendre par la peinture sur le curieux document que nous avons entre les mains :

  • A.
    • 1° Son : entendu, éveille une image bleue ; évoqué, éveille une image bleue ;
    • 2° Forme graphique : vue, ne donne rien ; évoquée, ne donne rien.
  • Â, de même, â donne une sensation bleu foncé ;
  • E, gris jaunâtre (couleur de sable) ;
  • É, gris jaune assez clair (couleur sable) ;
  • È, gris avec moins de jaune (couleur de sable verdâtre) ;
  • I, noir ;
  • O, blanc légèrement rose ;
  • AU, bleu ;
  • U, vert jaune (cœur de laitue) ;
  • AN ; donne une sensation de bleu très foncé tirant sur violet, avec sensation d’épaisseur ;
  • IN, gris fer ;
  • AIN, gris violacé assez clair ;
  • UN, gris verdâtre assez foncé ;
  • EU, brun de chevreuil ;
  • ON, rouge clair ;
  • OU, blanc laiteux, avec idée d’épaisseur de crème ;
  • OI, blanc suivi de noir ;

Certaines consonnes influent sur la couleur des voyelles. Les couleurs des syllabes et des mots varient avec les voyelles composantes. Ainsi, midi est noir, etc.
Les couleurs de nombres correspondent aussi à celles des voyelles composantes. Notons pourtant que le caractère graphique du chiffre influe parfois sur la nuance de l’image.
Les noms des notes de musique se colorent de la même manière. Les sons musicaux donnent, pour les notes graves, des images sombrent qui s’éclaircissement progressivement à mesure que les notes s’élèvent vers les registres aigus.
Les accords paraissent de même sombres, ou clairs et brillants, selon que leurs notes constitutives appartiennent aux degrés inférieurs ou supérieurs de l’échelle des sons. Deux notes voisines, comme aussi leurs accords propres, ne se différencient donc pas sensiblement par leurs images colorées. M. J… n’a rien remarqué de spécial pour les timbres de voix ou d’instruments.

Laissons-lui maintenant la parole. Voici ce qu’il nous dit dans l’autographe qu’il nous a communiqué et qu’il n’a rédigé qu’après deux examens, lorsque nous avions déjà pris note de ses sensations :
« Je ne vois pas l’image extérieurement comme dans une hallucination, un rêve, ou comme lorsqu’après avoir regardé le soleil, on voit apparaître des ronds verdâtres sur les objets que l’on fixe ensuite, non ce n’est pas cela. C’est plutôt comme lorsque parlant d’une personne absente, d’un objet éloigné, on se représente par l’imagination l’une ou l’autre, avec sa forme et sa couleur, sans les voir exactement par les yeux.
« Pour les lettres, je me les figure de telles couleurs involontairement, et je ne puis me les représente autrement, ni avec d’autres couleurs que celles qui leur sont propres. Ainsi, pour moi, l’a est toujours bleu, l’e invariablement couleur sable, etc.

Les consonnes n’ont pas de couleur, mais elles influencent généralement la voyelle qu’elles accompagnent. Il y en a qui l’épaississent, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui donnent à sa teinte, par exemple, l’expression d’un liquide épais comme de la crème ; d’autres qui la salissent ou lui donnent un reflet métallique. Ainsi, dans le mot enfant, le son an n’a pas la même couleur que chaque syllabe : en est d’un gris brun dans les teintes biche, fant est d’un bleu foncé tirant sur le violet. Les morceaux de musique me donnent généralement des sensations de couleurs. Ceux qui me sont indifférents se tiennent dans les teintes ternes et laides de gris sale difficile à décrire. Ceux qui me plaisent le plus à entendre présentent une teinte générale dominante, qui varie dans le cours de chaque morceau, mais qui, quoique traversée ainsi de nuances diverses et changeantes, souvent avec des reflets métalliques, garde néanmoins un même ton général.

« C’est, par exemple, comme une étoffe dont le fond serait bleu, et su laquelle seraient brodés des dessins, des arabesques de diverses couleurs, mais où néanmoins la couleur dominante et principale serait le bleu, ce bleu variant du sombre au clair.

« La musique des Amants de Vérone, opéra du marquis d’Ivry, est d’une teinte générale bleue. Aïda, de Verdi, soit au piano, soit à l’orchestre est d’une belle teinte bleue. Le Vaisseau fantôme, de Wagner, est d’un vert brumeux, dû peut-être au souvenir de la mer. Le Tannhauser, de Wager, a une teinte générale d’un beau bleu sombre traversée, pendant les motifs de Vénus et du Venusberg, de couleurs jaunes, claires, brillantes. L’ouverture de Struensee, de Meyerbeer, me donne la sensation très nette d’une teinte générale lie de vin foncée et épaisse. La musique de Saint-Saëns, entendue soit au piano, soit à l’orchestre, est d’un gris violacé très fin de ton, comme la brume légère du matin sur le calme Océan.

« Ce gris a des teintes exquises de finesse et de délicatesse, et semble, par moment, traversé de fêlures, ou des stries noires analogues aux raies du spectre. La plupart des morceaux de musique me donnent la sensation d’une atmosphère lumineuse colorée de teintes exquises, vaporeuses et changeantes que je perçois parfaitement, mais que je ne puis pas toujours exprimer facilement d’une manière précise, les termes arrivant mal ou l’impression fuyant pendant la recherche de l’impression. Ce sont comme des couleurs flottantes, comme des vapeurs ou des parfums répandus dans l’air, et qui se dissipent pour se renouveler sans cesse. Quand je parle musique ou théâtre, je qualifie toujours chaque œuvre musicale selon sa couleur dominante, et il me vient à chaque instant des expressions dans le genre de celle-ci : Cette musique est d’une jolie teinte, d’une couleur agréable, ou bien : Cette musique est bien terne est bien écrite, mais elle est d’une couleur désagréable. »

Mlle J…, fille de M. J…
Mlle J… qui n’a que douze ans encore, est d’une bonne constitution, se développe très bien et se porte à merveille. Cette enfant, très raisonnable et ne posant pas, ne cherche pas à se faire remarquer, lisons-nous sur le bulletin qui la concerne, éprouve depuis longtemps déjà ; comme son père, sa tante et autrefois sa grand-mère, des sensations colorées à l’audition des voyelles et des mots. Voici les couleurs qu’elle perçoit telles qu’elle les a déclarées à son père, qui en a pris note et nous a transmis les faits.

  • A.
    • 1° Son : entendu, donne une image rouge rosé un peu pâle ; évoqué, donne une image rouge rosé un peu pâle ;
    • 2° Forme graphique : Vue, ne donne rien ; évoquée, ne donne rien.
  • Â de même, â éveille une sensation de rouge plus foncé que a.
  • E, bleu ;
  • É, bleu plus foncé ;
  • I, noir ;
  • O, rouge plus foncé que a :
  • U, brun ;
  • ON, rouge brun

Les consonnes n’ont pas de couleurs. Les nombres prennent généralement les couleurs des voyelles qui entrent dans leurs noms. L’action de la forme graphique des chiffres est pour ainsi dire nulle. Il ne nous a été rien dit de l’action des sons musicaux, ni des accords, ni de la musique en général. Mais nous ne serions pas étonnés que l’enfant présentât quelques traces des mêmes sensations colorées que ses parents, à l’audition de morceaux de musique.

N°17, 1891 revue du Docteur Chervin La Voix parlée et chantée.


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