Aïda

Troisième et quatrième acte

Dans les deux derniers actes, le sentiment dramatique l’emporte de beaucoup sur l’inspiration musicale. On y remarque aussi des efforts excessifs pour imaginer de nouveaux effets d’harmonies, et ces tentatives n’ont pas été toutes justifiées par le succès. L’introduction du troisième acte est d’une monotonie étrange. Je ne crois pas que l’accord parfait de sol majeur, gardé pendant plus de cinquante mesures dans un mouvement andante, fût nécessaire pour exprimer un clair de lune sur la rive du Nil ; la prière d’Aïda : O cieli azzuri, o dolci aure native, est fort mélancolique et accompagnée avec une grande délicatesse. On y remarque une réminiscence du Miseréré du Trovatore ; la phrase : O patria mia, mai più ti rivedro ! rappelle celle qui est si connue : Non ti scordar, non ti scordar di me. Le duo d’Aïda et d’Amonasro est et restera un des beaux duos scéniques du répertoire italien. La situation est pleine de force et d’angoisse ; elle est de celles où M. Verdi se complaît ; c’est son élément. Il était difficile d’amener Aïda à faire concourir au dessein de son père l’amour que le jeune chef égyptien ressent pour elle. Les différents mouvements de la musique, sa chaleureuse puissance, ses expressions variées et habilement ménagées rendent en peu de temps presque plausible la soumission de la jeune fille aux injonctions et aux prières d’Amonasro, et excusable une détermination dont elle ne prévoit pas les conséquences ; rendre la couronne à son père, revoir sa patrie, échapper à un ignominieux esclavage, empêcher son amant de devenir l’époux d’Amnéris, sa rivale, telles sont les pensées qui l’assaillent pendant ce duo, et elles sont bien capables de troubles un moment sa raison. Amonasro chante avec animation et douceur ces phrases charmantes :

Rivedrai le foresteimbalsamate,
Le fresche valli, i nostri templi d’or !
Sposa felice a lui che amasti tanto,
Tripudii immensi ivi potrai gioir !...

La description du carnage de ses sujets, du meurtre des membres  de sa famille, l’évocation de l’ombre de la mère d’Aïda sont rendues avec des procédés de rythme et d’harmonie très remarquable ; le crescendo, pendant lequel Aïda, domptée par la malédiction paternelle, se traîne aux pieds d’Amonasro, est puissamment conduit et s’arrête subitement pour faire place à un pianissimo sur ces paroles : O patria ! quanto mi costi ! Dans le duetto et la scène finale du troisième acte, le compositeur maintient le spectateur à la hauteur de cette terrible situation. On y distingue trois mélodies de caractères différents, peu originales cependant. Elles tirent leur principal mérite de leur appropriation aux paroles du livret. C’est d’abord le début du duetto, lorsque Radamès accourt aux rendez-vous : Pur ti riveggo, mia dolce Aïda, phrase répétée à l’unisson, à la fin ; ensuite la phrase que chante Aïda, pour persuader à son amant de fuit :

Fuggiam gli ardori inospin
Di queste lande ignude ;

et l’ensemble qui précède l’allegro. LA pensée exprimée par Radamès est fort belle : « Abandonner ma patrie, les autels de nos dieux ! Comment pourrais-je sans honte me rappeler sur la terre étrangère le ciel sous lequel nos amours ont pris naissance ? »

Il ciel de’ nostri amori,
Come scordar potrem ?

Et cependant, ils se disposent tous trois à fuir, lorsqu’Amnéris, guidée par sa jalousie, se présente avec Ramfis et des gardes. La fin de l’acte est amenée rapidement, et l’absence de développement dans ce finale le rend plus émouvant.
Le premier tableau du quatrième acte a pour objet de représenter Amnéris faisant des efforts désespérés pour sauver celui qu’elle aime et qu’elle a livré à la justice des prêtres. Une mélodie pleine de charme, qu’on a entendue dans le premier duo d’Amnéris et de Radamès, revient à cet instant suprême et contribue à bien caractériser le mobile qui fait agir cette femme et le ressentiment de son amour méprisé qui précipite le dénouement. Je ne signalerai dans ce morceau que le passage de l’andante en mi bémol mineur, chanté par Amnéris : Gia i sacerdoti adunansi, répété par le ténor en fa dièse ; il est d’une expression profonde et juste. La scène qui doit produire le plus d’effet au théâtre est celle du jugement. Les prêtres invoquent l’esprit de la divinité sur une espèce de plain-chant fort laid ; mais l’interrogatoire qui a lieu dans une salle souterraine et dont on peut suivre néanmoins les péripéties est saisissant ; les cris : Radamès, Radamès, discolpati ! Egli tace… Traditor, proférés par des voix tonnantes trois fois à un demi-ton ascendant, sont encore rendus plus émouvants par les plaintes, les cris de désespoir et le jeu de scène d’Amnéris : Oh ! chi lo salva ? s’écrie-t-elle :

Numi, pietà del moi straziato core …
Egli è innocente, lo salvate, o numi !
Disperato, tremendo è il moi dolore !

La situation d’Amnéris a trop de ressemblance avec celle de Leonora dans le Trovatore, pour que l’auteur ait pu facilement éviter les réminiscences. On en trouve des traces dans le chant du soprano entrecoupé par des sanglots. Les quarts de soupir jouent ici leur rôle ordinaire, non seulement comme dans le Trovatore, mais comme dans presque tous les opéras du maître. L’effet produit sera-t-il aussi grand que celui du Miséréré ? Je ne le crois pas, et en voici la raison ; au chœur des moines, au glas funèbre, et aux lamentables accents de Léonore, se joignait une cantilène charmante du ténor ; ici, le ténor garde le silence de Radamès dans un pareil moment a une grande éloquence dramatique. La catastrophe finale est l’objet du dernier tableau, et le drame s’achève dans un pianissimo qui est une manière inaccoutumée de terminer un opéra. Ce tableau est fort court ; on comprend que, dans le souterrain où les deux amants sont ensevelis tout vivants, leurs adieux à la vie ne peuvent être longs. Ils se prolongent même au-delà de toute vraisemblance. La phrase plaintive : O terra, addio, qu’ils redisent alternativement est belle, surtout lorsqu’à l’accompagnement viennent s’ajouter des trémolos à l’aigu. Le chœur chanté dans la partie supérieure du temple par les prêtres et les prêtresses a la rudesse sauvage que cet étrange dénouement comporte. La mélodie n’en est rien moins qu’harmonieuse. Pour exprimer ces paroles Immenso Fthà, noi t’invochiam, M. Verdi a multiplié les inflexions enharmoniques sur une quinte formant pédale. Nul doute que la musique sacrée des anciens Egyptiens ne fût loin de ressembler à la nôtre ; mais il ne faut pas, sous prétexte de rechercher la couleur locale, le pittoresque, l’archaïsme des formes, substituer des effets désordonnés d’acoustique aux ressources de la composition idéale, telles que les maîtres les ont employées jusqu’à présent. D’ailleurs, ces fragments, plutôt fantaisistes qu’archéologiques, ne sont guère à leur place dans l’ensemble d’un ouvrage dont toutes les parties, prises en détail, accusent la civilisation la plus avancée. La partition d’Aïda est l’œuvre musicale la plus sérieuse qui ait été faite sous l’influence des nouvelles théories musicales. M. Verdi aurait-il pu se dispenser d’y subordonner son inspiration ? Je suis de cet avis ; car ce qu’il y a de plus beau dans son ouvrage lui appartient en propre, tandis que les parties secondaires et d’un mérite contesté ont été le produit de l’effort, du système, de la complexité des phénomènes psychologues de l’école néo-allemande et de théories qu’il avait le droit de considérer comme non avenues.  A quoi bon s’occuper de ce qui n’est pas viable ? Tout doit vivre dans l’art, parce que tout effort du génie doit nous rapprocher du beau idéal, de la vérité immuable, parfaite, de l’essence même de la vie, sans défaillances, sans ombres, de la beauté éternelle ; tout ce qui est ténèbres nous en éloigne ou nous en dérobe la contemplation. La recherche de cette peinture au pastel, de ces lignes indécises, cette dissimulation pour ne pas dire cet oubli de la base fondamentale, de ce sentiment de la nature inséparable de la tradition qui l’a amélioré en l’épurant toujours, ce dédain des règles du goût, de ce goût qui, d’après l’heureuse expression de Chateaubriand, est le bon sens du génie, sont autant de causes qui énervent l’œuvre d’art et la privent des conditions de la vie. Malgré ces observations, qui se rapportent à plusieurs passages de l’Aïda de M. Verdi, il est certain que, grâce à son talent, à la force de son imagination et à sa science musicale, comme aussi à la langue même technique dont les maîtres ses devanciers lui ont légué les secrets, il a pu donner à ses personnages un caractère, des passions, une élévation de sentiments qu’on ne pourrait leur attribuer si l’on s’en tenait à la réalité de la légende égyptienne ; absolument comme Racine a agrandi, par ces beaux vers et ses belles pensées, le personnage de Phèdre en lui prêtant la noblesse des sentiments, la délicatesse du langage, jusqu’à cette profonde horreur d’elle-même qui lui méritent un intérêt si puissant, auquel jamais la femme de Thésée n’aurait pu prétendre. A mon avis, Aïda est l’ouvrage le plus remarquable  qui ait été composé pendant ces quatre dernières années, et je regrette qu’il ne l’ait pas été par un Français.


Médecine des Arts®    
715 chemin du quart 82000 F-Montauban
Tél. 05 63 20 08 09 Fax. 05 63 91 28 11
E-mail : mda@medecine-des-arts.com
site web : www.medecine-des-arts.com

Imprimer

Association

Faire un don
Adhérer

Formation Médecine des arts-musique

Cursus Médecine des arts-musique