A ma soeur, 26 janvier 1770

Milan, 26 janvier 1770

A ma sœur

Je me réjouis de tout mon cœur que tu te sois tellement amusée à la course en traîneau dont tu me parles dans ta lettre, et je te désire mille occasions de divertissement, afin que tu passes ta vie bien gaiement. Mais il y a une chose qui me fâche, c’est que tu aies laissé M. de Mülk (1) soupirer et souffrir ainsi, indéfiniment, et que tu ne sois pas allée en traîneau avec lui, pour te faire verser par lui. Combien de mouchoirs n’aura-t-il pas trempés de ses larmes, ce jour-là, à cause de toi ! Il est vrai qu’auparavant il aura pris deux demi-onces de tartre, qui auront expulsé l’effroyable impureté d’entrailles dont il est doué… Je ne sais rien de nouveau, si ce n’est que M. Gellert, le poète de Leipzig, est mort, et qu’en conséquence, depuis cet événement, il n’a plus écrit aucune poésie.

Juste avant de commencer cette lettre, j’ai commencé mon air de Demetrio (2), qui commence ainsi :
Misero tu non sei

A Mantoue, l’opéra a été joli. On a joué Demetrio (3). La prima donna chante bien, mais sans faire aucun mouvement : quand on ne la voit pas jouer, mais seulement chanter, on croirait qu’il ne chante pas ; elle ne peut ouvrir la bouche, et gémit tous les sons. Ce n’est, du reste, pas une nouveauté pour nous. La seconda donna a une tournure de grenadier, avec une voix puissante, et vraiment ne chante pas mal ; d’autant qu’elle joue pour la première fois. Le primo uomo, le musico, chante fort bien, mais d’une voix inégale : il a nom Caselli. Le secondo uomo est déjà vieux et ne me plaît pas. Le tenor s’appelle Ottini : il ne chante pas mal, mais soutient mal les sons, comme tous les ténors italiens. C’est notre excellent ami. Comment le second tenor se nomme, c’est ce que je ne sais pas. Il est encore jeune, mais n’a rien d’extraordinaire. Primo ballerino, bon. Prima Ballerina, bonne, et l’ont dit qu’elle n’est pas du tout vilaine, mais je ne l’ai pas vue de près. Les autres, c omme tout le monde. – Il y a là un « grotesque » qui saute très bien.

L’orchestre n’a pas été mauvais. A Crémone, il est bon et le premier violon se nomme Spagnoletto. La prima donna n’est pas mal ; mais elle est déjà âgée, à ce que je crois, et vilaine. Elle ne chante pas si bien qu’elle joue. C’est la femme d’un violoniste de l’orchestre et s’appelle Masi. L’opéra est la Clemenza di Tito (4). – La seconda donna n’est pas vilaine, en scène, et jeune, mais sans rien d’extraordinaire. – Primo uomo, musico, Cicognant (2) : une jolie voix et un beau cantabile. Les deux autres castrats jeunes et passables. – Le ténor se nomme … je ne sais pas : il a une tournure agréable et ressemble tout à fait à Le Rois, de Vienne. – Ballerino primo, bon. Ballerina prima, bonne, mais très vilaine. Il est venu une danseuse qui n’a pas mal dansé et qui – ce n’est pas un capo d’opéra – n’est vilaine ni hors la scène ni sur la scène.- Les autres, comme tout le monde. – Là aussi, il y a un « grotesque » qui, à chaque saut, fait une passade.

De Milan je ne suis vraiment pas t’écrire grand’chose : nous ne sommes pas encore allés au théâtre. Nous avons entendu dire que l’opéra n’a pas réussi. Le primo uomo, Aprile (5), chante bien et a une voix belle et égale : nous l’avons entendu dans une église où l’on célébrait justement une grande fête. Madame Picinelli, de Paris, qui a chanté à notre concert (6), joue dans l’opéra. Monsieur Pick, qui dansait à Vienne, dans maintenant ici. L’opéra s’appelle Didone abbandonata (7), mais sera bientôt laissé de côté. M. Piccini (8), qui écrit le rpochain, est arrivé à Milan. J’ai entendu dire que son opéra a pour titre : Cesare in Egitto.

Il y a aussi des bals, ici : ils commencent dès l’opéra achevé. L’intendante du comte Firmian (9) est une Viennoise : Nous avons dîné chez lui vendredi soir et nous recommençons dimanche prochain. Adieu. Baise mille fois les mains de maman à ma place. Je reste, jusqu’à la mort, ton fidèle frère.

Wolfgang de Mozart,
Seigneur de Hochenthal
Ami de la Ligue du nombre

Notes
1. Fils du chancelier de la Cour de Salzbourg, Albert de Mülk : il était vraiment épris de Marianne Mozart.
2. De Metastase. L’air est perdu
3. Opéra de Hasse, sur le texte de Métastase, donné en 1732, à Venise.
4. De Hasse, encore, donné à Dresde en 1737.
5. Giuseppe Cicognani, contraltiste. Il créera un personnage dans Mitridate, de Mozart.
6. Giuseppe Aprile (1732-1814), contraltiste et excellent professeur
7. En 1764, pendant le premier voyage de Walfgang à Paris avec son père et sa sœur.
8. De Jommelli, donné à Vienne, en 1745.
9. Nicolo Piccini (1728-1800). Le titre de l’oépra est Cesare « Cleopatra ».

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